Entre la sole de Colette et le tiroir de Sedaris, un siècle s’est écoulé, l’humour a évolué et l’on a certes moins envie de manger cette voisine que de dévorer Lolita. Pourtant on voit bien que les visages humains restent le terrain de jeux préféré des écrivains. Un romancier est un portraitiste. Il n’imprime pas seulement des phrases mais observe les détails qui définissent des gens. Les mots deviennent des photos. Le plus fort à ce sport, c’est Balzac, au début de La Fille aux yeux d’or, parce qu’avec lui les visages deviennent une ville. « À force de s’intéresser à tout, le Parisien finit par ne s’intéresser à rien. Aucun sentiment ne dominant sur sa face usée par le frottement, elle devient grise comme le plâtre des maisons qui a reçu toute espèce de poussière et de fumée. » Le but de tout écrivain digne de ce nom devrait être de voir dans un visage une sole, de la confiture, un bonbon, un fruit, un tiroir ou une maison.
Colette, une vie
Colette (1873–1954) fut « la femme la plus libre du monde » selon Pierre Mac Orlan. Sidonie-Gabrielle Colette : romancière, autobiographe, critique, éditrice et showgirl, fille de Sido, femme de Willy, puis d’Henry de Jouvenel et de Maurice Goudeket, et mère de Bel-Gazou. Son œuvre représente plus de quarante volumes : quarante volumes pour répéter toujours la même chose (« L’amour n’est pas un sentiment honorable »). Entre 1900 et 1904, la série des Claudine en fera le nègre de son premier mari ( Claudine à l’école, Claudine à Paris, Claudine en ménage, Claudine s’en va). Puis elle prendra son envol en 1905 avec Sept Dialogues de bêtes , premier livre signé Colette. Les romans les plus sensibles du XXe siècle coulent ensuite de sa source : L’Ingénue libertine (1909), La Vagabonde (un des premiers romans sur le divorce, 1910), L’Entrave (1913), Chéri (1920), Le Blé en herbe (1923), La Fin de Chéri (1926), La Naissance du jour (1928)… Elle compare toujours les êtres à des animaux, et les animaux à des plantes. Lire Colette donne faim. Écrire comme elle est impossible. Aujourd’hui la boutique la plus « fashion » de Paris porte toujours son nom !
Numéro 11 : « La Peau » de Curzio Malaparte (1949)
Je vis dans un monde en guerre mais je n’en souffre pas. Je ne sens pas la violence parce que j’ai grandi dans un pays protégé, durant une époque pacifiée. Je n’y comprends rien. La guerre, je l’ai vue dans des films, et à la télévision : crépitement ridicule, lumières traçantes dans la nuit, bombardements téléguidés. En Yougoslavie : charniers, épurations ethniques ; des peuplades mitoyennes se massacraient de manière systématique sur des pelouses vertes avant de s’enterrer dans des forêts noires. Il paraît que la même chose est arrivée chez moi peu de temps avant ma naissance. En Irak, il a fallu plusieurs débarquements américains pour licencier un dictateur moustachu. Comme en France en 1944. En Palestine, des chars tirent sur de jeunes lanceurs de cailloux. On grandit en regardant ces images qui ne veulent rien dire. Et aujourd’hui, la Libye.
Je passe mon temps à me demander à quoi sert la littérature dans ce siècle nouveau. Je sais bien que c’est idiot : l’art est inutile, et à chaque fois qu’il a prétendu le contraire, il s’est alourdi. Romans manichéens, peintures politiques, théâtre pompier, poésie communiste… Tant pis, courons le risque. Ma théorie (empruntée à Kundera dans L’Art du roman) est que la littérature sert peut-être à exprimer ce qui est inexprimable ailleurs. « La raison d’être du roman est de dire ce que seul un roman peut dire. » Je suis à peu près certain que ce n’est pas du tout ce qu’a voulu dire Kundera, mais tant pis : personnellement j’en tire la conclusion que le roman doit essayer de décrire ce que les images ne montrent pas. Exemples : le Onze Septembre, un tsunami japonais, la guerre en Libye. Malaparte a choisi la guerre en Italie.
La guerre est une suite de destins, un empilement de corps, un amoncellement de désastres particuliers. Comment s’en emparer ? Les romanciers répondent : en l’humanisant (ainsi Stendhal avec la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme). La guerre est une abstraction, sinon elle ne serait pas possible. Dès que les soldats deviennent des gens, ils fraternisent. Comment tuer un semblable s’il a des angoisses, des enfants, une maison, un prénom ? Le roman est le contraire de la guerre puisqu’il s’intéresse à l’ennemi au lieu de le détruire. Le langage des militaires cherche à annihiler la réalité : par exemple, on dira « dommages collatéraux » au lieu de « huit enfants brûlés devant leur mère ». Le rôle du roman est d’écrire « huit enfants brûlés devant leur mère », et si possible de décliner leur identité, la couleur de leurs cheveux, et comment réagit la mère — est-elle prostrée, hystérique, larmoyante ou silencieuse ? La bombe est-elle entrée par la fenêtre d’un hôpital ou tombée sur le toit d’une maison ? Quel temps faisait-il ce jour-là : ciel bleu, nuageux, chaud, froid ? Et le bruit : quel bruit fait un missile balistique ? Ça siffle ou ça rugit ? Le son est-il sourd ou strident ? Est-ce qu’on l’entend par-dessus les cris des enfants ? Et l’odeur du feu : cochon cramé, méchoui d’ossements, cloques purulentes sur la peau, cratères d’organes violacés qui sentent la merde ? Bref. Vous voyez où je veux en venir : Malaparte a réussi là où Hemingway avait échoué. Dans L’Adieu aux armes, Le soleil se lève aussi et Pour qui sonne le glas, un Américain avait essayé de montrer la guerre en Italie, en France et en Espagne. Mais sa théorie de l’iceberg l’a conduit à rester trop en dehors de l’horreur. On ne peut pas montrer la guerre en restant élégant. On ne peut pas écrire un roman de guerre sans se salir les mains. Malaparte le savait (dans La Peau, il évoque un Hemingway décadent, au Select de Montparnasse, en 1925). C’est pourquoi ce héros choisit de ne pas être héroïque.
La Peau de Malaparte est un tableau gothique, du Goya, du Jérôme Bosch (il y a même les naines de Vélasquez !), du Brueghel, du Francis Bacon. Malaparte exprime le point de vue des vaincus qui font semblant d’être libérés. Le peuple napolitain dans La Peau, c’est le Normand de juin 44 ou le Libyen en 2011. Si je veux comprendre ce qui se passe aujourd’hui, je dois lire un roman de 1949 qui se déroule à Naples en automne 1943. La Peau est un roman autobiographique, rabelaisien, surréaliste, absurde, grandiloquent. C’est ainsi qu’il se rend supportable. Car ce qu’il raconte est insoutenable, ignoble, dégueulasse (les enfants qui enfoncent des clous dans la tête des soldats allemands, la scène de la vierge doigtée par des bidasses américains, etc.). Si un auteur décrivait à peu près fidèlement la guerre, le lecteur devrait vomir à chaque page. Curzio Malaparte veut nous terrifier mais il veut aussi que nous le lisions jusqu’au bout. C’est pourquoi il joue les perdants. Un romancier de guerre, c’est souvent un winner qui se travestit en loser. S’il était un vrai perdant, il ne serait plus là pour écrire son roman ! Hitchcock dit à Truffaut : « Innocent dans un monde coupable ». Malaparte dit : « Coupable dans un monde aussi coupable que moi ». Il choisit délibérément de se situer par-delà le bien et le mal.
« Naples est un Pompéi qui n’a jamais été enseveli. » Malaparte veut peindre un nouveau cataclysme : l’Amérique. L’Amérique est pire que le Vésuve ! Dans Kaputt (et dans sa guerre), Malaparte a lutté contre les Allemands. Mussolini l’a jeté en prison, il n’a plus rien à prouver, ça va, niveau politiquement correct il est imbattable. Il a son brevet de résistant antifasciste (même s’il ressent le besoin de l’afficher encore en préambule de La Peau). Il peut donc se permettre de contester l’Empire du Bien. Imaginez que vous avez libéré votre pays aux côtés de l’armée américaine. Vous décidez d’écrire un roman pour raconter cette aventure extraordinaire. Et au lieu de décrire votre gentillesse et votre héroïsme, vous commencez par montrer le libérateur comme un voyou colonisateur qui corrompt tout sur son passage. Et vous vous moquez de votre pays, vous montrez l’Italie dévastée, en haillons : un pays de voleurs, de putes et de mendiants. La Peau n’est pas un crachat dans la soupe mais un Pompéi d’ingratitude ! Et ce n’est pas tout : Malaparte critique Malaparte. Dénoncer la Saloperie est plus courageux quand on en fait partie. Non aux narrateurs purs ! La Peau est un roman impur comme la guerre. Il n’y a pas de guerres propres ; il n’y a pas de romans propres. « C’est une honte de gagner la guerre », dit la dernière phrase du livre.
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