Plateforme raconte l’histoire d’un homme prénommé Michel qui saute des putes en Thaïlande et rencontre par chance Valérie, laquelle ne va exister que pour lui donner du plaisir, notamment à Cuba. Satire du tourisme sexuel ? Version X des Aventuriers de Koh-Lanta ? L’anti-The Beach d’Alex Garland ? Encore un essai antimondialisation ? Pas du tout : Houellebecq nous donne là son premier roman d’amour. Comme tous les nihilistes, son humour noir cache un cœur pur, aux illusions perdues. Plateforme est un livre romantique ; la preuve en est qu’il contient beaucoup de morts (comme tous les romans de Houellebecq et, plus généralement, toutes les vies humaines). Michel est un Roquentin réac, un Bardamu obsédé, le même loser que dans les Particules élémentaires et Lanzarote. Il aime Julien Lepers et les body-body, abhorre le Guide du routard et les talibans. Ses accès de xénophobie, comme son éloge de la prostitution, ont déclenché le même scandale flemmard que d’habitude, puisque la presse a confondu le narrateur avec l’auteur. Peu importe (elle n’a d’ailleurs pas complètement tort : Houellebecq n’est pas fanatique du fanatisme, et ne crache pas sur une fellation tarifée dans un pays exotique). « Je n’étais pas heureux, mais j’estimais le bonheur et je continuais à y aspirer. » C’est l’histoire d’un corps qui consomme d’autres corps, mais ressent tout de même, un jour, un sentiment (Cioran définit l’amour comme l’affection « qui survit à un instant de bave »). Ce roman est peut-être une des dernières tentatives occidentales pour croire en l’amour entre les êtres disséminés, sur fond d’échangisme et de misère sexuelle.
Ce livre désopilant et sinistre place à mon sens Michel Houellebecq loin, très loin au-dessus des autres écrivains français vivants. Il est ailleurs, inimitable, et cependant « au milieu du monde ». Le roman illustre cette fameuse « folie de l’art » dont parle Henry James et pourtant il s’achève sur un attentat islamiste dans une boîte de nuit, idée malheureusement prophétique. Un an après la publication de ce roman, le 12 octobre 2002, à Bali, un van explosait devant le Sari Club de Kuta Beach, tuant 202 personnes, essentiellement des touristes australiens et britanniques. La description imaginée par Houellebecq un an plus tôt est saisissante de réalisme : « La bombe avait explosé au milieu du Crazy Lips, le bar le plus important, en pleine heure d’affluence (…) devant l’entrée du bar une danseuse rampait sur le sol, toujours vêtue de son bikini blanc, les bras sectionnés à la hauteur du coude. » L’antihéros perd dans cet attentat l’amour de sa vie.
La raison pour laquelle j’ai choisi Plateforme plutôt que les excellents romans de science-fiction de Michel Houellebecq sur le clonage humain (Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île), c’est qu’il a le charme et la vérité d’une série B. De toute l’œuvre de Houellebecq, c’est le livre le plus amusant : « J’avalai une gorgée de bière et soutins son regard sans gêne : est-ce que cette fille était au moins capable de s’occuper correctement d’une bite ? » Mais c’est aussi son roman le plus sombre : nul hasard s’il est sorti l’année du Onze Septembre (quelques jours avant les attaques). Plateforme, ce sont les Pensées de Pascal travesties en épisode de SAS. Le paragraphe qui explique le titre est superbe : « Un jour, à l’âge de douze ans, j’étais monté au sommet d’un pylône électrique en haute montagne. Pendant toute l’ascension, je n’avais pas regardé à mes pieds. Arrivé en haut, sur la plateforme, il m’avait paru compliqué et dangereux de redescendre. Les chaînes de montagnes s’étendaient à perte de vue, couronnées de neiges éternelles. Il aurait été beaucoup plus simple de rester sur place, ou de sauter. » Ce lieu terrifiant d’immobilité où le narrateur se trouve bloqué par le vertige, ce promontoire d’acier où l’homme n’ose plus faire un mouvement, comme un chat sur une branche d’arbre, paralysé par l’ivresse des cimes, tétanisé par la tentation de mourir, galvanisé par l’infini de l’univers qui l’entoure et le désir de rester vivant tout en assumant l’inutilité ridicule de son destin : cette plateforme est la métaphore de l’humaine condition, bien plus que celle des particules quantiques en 1998. Je me doute que ce souvenir est autobiographique. C’est aussi ce qui me touche dans ce livre. Cette plateforme est son Rosebud. Et cette vertigineuse impuissance est la nôtre. Nous sommes tous atrocement prisonniers de la plateforme où nous sommes montés sans être capables d’en redescendre.
Michel Houellebecq, une vie
Né en 1958 à la Réunion et résidant en Irlande, Michel Houellebecq est l’auteur le plus important de sa génération (c’est-à-dire celui qui fait oublier celle d’avant et influence celle d’après). Ingénieur agronome comme Alain Robbe-Grillet, il a commencé par publier des poèmes et une biographie de Lovecraft. Mais ce sont ses deux premiers romans qui ont bouleversé la scène littéraire française : Extension du domaine de la lutte (1994) et Les Particules élémentaires (1998). Depuis, il a fait du cinéma porno sur Canal +, un disque de rap mou ( Présence humaine) avec tournée de concerts bruitistes à la clé et quatre autres romans, de plus en plus tragi-comiques, deux à propos du tourisme sexuel : Lanzarote (2000) et Plateforme (2001), un sur le clonage : La Possibilité d’une île (2005) et un sur la nouvelle France, la mort de l’art et la paternité : La Carte et le Territoire (2010). Michel Houellebecq est admirable, et c’est pourquoi je l’admire.
Numéro 7 : « L’Attrape-Cœurs » de J. D. Salinger (1951)
L’Attrape-Cœurs est le roman que j’ai lu le plus souvent. J’ai tout essayé pour tenter d’en percer le mystère : souligner des pages entières, apprendre par cœur certaines phrases, le lire en version originale, ou en alternant les traductions (celle de Sébastien Japrisot, celle d’Annie Saumont), et même suivre à New York l’itinéraire de son héros. L’Attrape-Cœurs est impossible à disséquer : pire que des hiéroglyphes. Ce texte ne vieillit pas. Normal, puisque c’est l’histoire d’un adolescent qui refuse de grandir. Le narrateur, Holden Caulfield, 16 ans, puceau de 1,86 m, a gagné. Viré de son collège trois jours avant Noël, il continuera éternellement d’errer dans Manhattan sans rentrer chez lui (sauf en cachette, pour offrir un 78 tours cassé à sa petite sœur Phoebe).
Comment écrit-on un chef-d’œuvre ? C’est toujours le même problème : pas la moindre idée. Personne ne sait, ni les historiens, ni les professeurs, ni les critiques, et surtout pas l’auteur. Un chef-d’œuvre, c’est une invention extraordinaire qui ne marche qu’une seule fois. L’Attrape-Cœurs est un premier roman, un accident, un artefact qui sert à provoquer une émotion unique, que seul peut provoquer L’Attrape-Cœurs. Inutile de chercher la même sensation dans d’autres livres. À peu près dix mille écrivains s’y sont essayés (aux États-Unis, tous les ans douze pastiches) : aucun n’a réussi à retrouver la formule magique. Moi, j’ai trouvé le truc : pour ressentir à nouveau cette douce amertume, cette humanité, cette grâce et cette drôlerie légère, il suffit de relire L’Attrape-Cœurs. C’est comme une drogue, sauf qu’avec la drogue c’est la première prise qui est toujours la meilleure. Là, l’effet reste intact à chaque lecture. Inusable, je vous dis. Un vrai miracle.
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