Matzneff distille une nostalgie proustienne : lire Ivre du vin perdu donne accès à un continent englouti. Il flâne dans Paris tel Léon-Paul Fargue mais ses digressions snobinardes, son « name-dropping » parfois irritant, ne cachent pas l’essentiel : la passion (ah, Sarah, Karin, Laure…). « Il faisait de la philo avec l’une, du français avec l’autre, du latin avec une troisième, l’amour avec toutes. » Nil Kolytcheff est son alter ego sentimental, certes sexuellement dispersé, mais sincèrement amoureux d’Angiolina et nostalgique de Véronique, à s’en briser le cœur. Ivre du vin perdu n’est pas seulement le journal d’un Barbe-Bleue pour lycéennes mais le ressouvenir d’un mariage d’amour fichu en l’air par le temps et… un moniteur de ski ! On y croise aussi Dulaurier, le vieux libidineux (personnage récurrent de tous les romans de Matzneff) et Rodin le banquier pédéraste, misogyne et cynique (mais très drôle), qui photographie des garçonnets vénaux, et nous rappelle ce que furent les affres des homos avant la révolution sexuelle (laquelle, disons les choses franchement, libéra surtout les gays). Dans son article du Point du 2 novembre 1981, Pascal Bruckner a bien résumé le paradoxe de Nil Kolytcheff : c’est « un inconstant qui rêve du couple ». Au moment où il dit « je t’aime », il le pense. Mais il y a tellement de moments dans une journée… a fortiori une vie ! L’amour est cette chose qui donne envie aux pessimistes d’être optimistes et aux optimistes d’être pessimistes. « Pour persévérer à vivre libre, on doit se résoudre à faire beaucoup pleurer les autres ; mais faire couler les larmes d’autrui n’a jamais empêché personne de pleurnicher sur soi. »
J’ai choisi Ivre du vin perdu mais j’aurais pu aussi bien sélectionner ici n’importe quel tome du journal intime de Gabriel Matzneff. Gisement inépuisable d’inspiration pour tous mes romans, le journal de Matzneff est une des pièces maîtresses de ma bibliothèque. Il m’a appris à vivre, à lire et à écrire. Sans le journal de Matzneff, je n’aurais pas connu Byron, Casanova, Dumas, Schopenhauer, Sénèque ou Pétrone. Publier son journal de son vivant lui a coûté très cher mais il faut que cet homme sache qu’il a appris la liberté, la joie de vivre, le bonheur et la poésie à des dizaines de milliers de lecteurs et lectrices depuis quatre décennies. Tatiana, Francesca, Vanessa, Marie-Élisabeth sont devenues des icônes, transfigurées par son style vif et limpide. Mais ce sont surtout des muses : chaque livre de Matzneff est l’histoire d’une fille et de ses ravages (passion, jouissance, plaintes des parents, M.S.T., scènes de ménage, tromperies, lettres enflammées, rupture, haine, nostalgie de la passion, remords, scandale de l’indifférence). Matzneff a tout sacrifié à l’art et à l’amour. Aucun écrivain français vivant n’a autant de courage et de cohérence. Les contradictions évoquées plus haut (diététique mais dépravé, infernal mais céleste, romantique mais libertin, janséniste mais épicurien) l’aident à oublier la mort. Il a compris qu’écrire est le seul moyen de rendre l’amour éternel. « Elle a déchiré mes photos ? Elle a jeté mes livres à la poubelle ? Elle vit avec un autre type ? Nous ne nous reverrons plus jamais ? Soit, mais ce qu’ensemble nous avons vécu continue de vivre, et de briller comme un soleil » ( Calamity Gab, 2004).
Gabriel Matzneff, une vie
Il faut se souvenir que Matzneff n’a pas toujours été pauvre et boycotté : il fut même un temps où les gens importants n’avaient pas honte de lui serrer la main en public. Par exemple, Dominique Noguez le qualifie de « trésor vivant ». Né en 1936 à Neuilly-sur-Seine dans une famille d’émigrés russes, Gabriel Matzneff est l’auteur de quarante livres qui font honneur à la langue française. Cet écrivain nombriliste, qui aimerait tenir son âge secret (75 ans), fut pourtant éditorialiste à Combat puis au Monde. Il a soutenu dans Combat les dissidents soviétiques à un moment (1963) où personne ne se bousculait pour dénoncer le goulag. Il est l’un des premiers intellectuels français à s’être engagé pour le combat du peuple palestinien (dans Le Carnet arabe , 1971). Il est surtout romancier ( Isaïe réjouis-toi et Ivre du vin perdu figurent parmi les plus beaux romans d’amour du XXe siècle). Il tient son journal intime depuis l’âge de 17 ans. Il est également poète ( Super Flumina Babylonis). Dès 1965, il résumait son œuvre à venir : « D’ordinaire, nous ne sommes ni heureux ni malheureux : nous existons, voilà tout. Et puis, il y a les minutes de bonheur, où nous écrasons les mots avec des baisers, et qui brillent dans la grisaille comme des escarboucles dans la nuit. »
Numéro 15 : « Autoportrait » d’Édouard Levé (2005)
L’idée de ce livre est tout bonnement géniale. Aujourd’hui, je suis fatigué comme un marathonien au kilomètre 41. Le soleil inonde la rue de Varenne. Édouard Levé brosse son Autoportrait en additionnant des phrases pertinentes sans lien apparent entre elles.
Mon visage ressemble à un tsunami. On devrait toujours écrire ainsi : comme on zappe. Tiens j’écoute I say a little prayer d’Aretha Franklin en comprenant les paroles pour la première fois. Beaucoup d’écrivains actuels utilisent ce procédé accumulatif (Valérie Mréjen, Nicolas Pages, Sophie Calle, Grégoire Bouillier…) qui vient de l’art contemporain. « Je dis une petite prière pour toi. Pour toujours tu resteras dans mon cœur et je t’aimerai. » Ce procédé littéraire est emprunté à Joe Brainard (l’Américain dont Perec s’est inspiré pour écrire Je me souviens). Je suis triste comme le musée Rodin sous la pluie. Quand Chloé tousse, c’est moi qui tombe malade. C’est un principe captivant, on attend la phrase suivante avec curiosité. Le ciel change de couleur. C’est la grève. Tout à l’heure il a grêlé en plein soleil. Dieu fait vraiment n’importe quoi ; Dieu est peut-être drogué ? Je vais maintenant citer des phrases disparates d’Édouard Levé, par ordre d’arrivée dans son texte. « J’oublie ce qui me déplaît. J’ai peut-être parlé sans le savoir avec quelqu’un qui a tué quelqu’un. Je vais regarder dans les impasses. Ce qu’il y a au bout de la vie ne me fait pas peur. » La littérature a essayé beaucoup de trucs au XXe siècle mais celui-là me semble passionnant, révolutionnaire. Le divorce provoque une euphorie coupable et un soulagement honteux. « La fin d’un voyage me laisse le même goût triste que la fin d’un roman. » Cette trouvaille est peut-être la plus importante dans le roman français depuis le Nouveau Roman. « Je me demande si, en vieillissant, je deviendrai réactionnaire. » C’est un moyen de sortir du débat sur la construction, la narration, raconter une histoire, et toutes ces sornettes : en accumulant les notations intimes, Levé dessine son autoportrait comme Ballard a peint le XXe siècle. « J’ai vécu 384 875 heures. »
Édouard Levé sera un jour étudié dans les écoles comme l’initiateur d’un genre nouveau. On peut tomber amoureux brusquement comme on chute dans un escalier. « J’utilise souvent le mot souvent. » Sami Frey devrait monter ce texte sur une scène, sans vélo. Les livres doivent trouver des formes nouvelles pour justifier leur existence dans un monde gouverné par l’image. J’écoute beaucoup Bob Dylan depuis que je vis seul. Édouard Levé a l’intelligence de garder la plus belle phrase pour la fin : « Le plus beau jour de ma vie est peut-être passé. »
Édouard Levé, une vie
Je ne connaissais pas Édouard Levé quand il publia son Autoportrait chez POL en 2005. Toute personne qui ouvre ce livre comprendra immédiatement son originalité : chaque phrase est unique, personnelle, non liée à la précédente, et cependant l’ensemble est un miroir. C’est une installation d’art contemporain drolatique et intime. C’est surtout l’un des textes les plus novateurs publiés dans les années zéro. Si Paludes est le premier livre du XXe siècle, l’Autoportrait de Levé est peut-être le Paludes du XXIe. Peintre et photographe, Édouard Levé a déposé chez son éditeur en 2007 un autre livre, intitulé Suicide, qui évoquait celui d’un ami s’étant donné la mort vingt ans plus tôt. Dix jours après, il l’imitait. Il faut se méfier de ce qu’on écrit. Colette avait raison de dire que « tout ce qu’on écrit finit par devenir vrai ».
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