« Un pied sur le sol un pied dans le vide
Boite le poète vainqueur ».
Un jour nous serons dans sa situation
Et j’espère que nous aussi vaincrons.
Et lorsque nous mourrons
Nos enfants souriront.
Quand, en 1912, Diaghilev lança à Cocteau : « Étonne-moi », se doutait-il qu’il lui donnait le pire conseil imaginable ? Les lecteurs ne veulent pas qu’on les étonne, ils veulent qu’on les rassure. Personne n’aime être surpris avec des vers comme : « Les dieux existent : c’est le diable. J’aimais la vie ; elle me déteste ; j’en meurs. » C’est trop facile à comprendre : les surréalistes préféraient les mensonges qui disent la vérité. Cocteau se foutait du monde : ni cubiste, ni dadaïste, mais un peu de chaque. « Il faut à tout prix que la pensée batte comme bat le cœur avec sa systole, sa diastole, ses syncopes qui le distinguent d’une machine. » L’esprit de contradiction (ou de synthèse, c’est pareil) fut son mode de vie. C’était un caméléon mort de fatigue sur un plaid écossais. Il fallait punir ses « tours de cartes exécutés par l’âme ».
Le XXIe siècle sera poétique ou ne sera pas.
Jean Cocteau, une vie
Si on vous dit « Jean Cocteau 1889–1963 », vous allez rétorquer La Belle et la Bête (1946), Les Enfants terribles (écrit en dix-sept jours), Les Parents terribles (écrit en huit jours), l’épée d’académicien réalisée par Cartier en 1955, les dessins homosexuels pornographiques du Livre Blanc (1928), la célèbre cure de désintox d’opium à Saint-Cloud la même année, Jean Marais et tutti quanti ; mais Cocteau, ce n’est pas que cela. C’est aussi un poète faussement léger, mort il y a quarante-sept ans dans l’indifférence générale (on ne parla que du trépas de son amie Edith Piaf, ce jour-là). Jean Cocteau était en avance dans tous les domaines, y compris l’incompréhension, depuis le suicide de son père quand il avait 9 ans. On peut être à la fois mondain et maudit. Heureusement qu’il y a une vie après la mort pour les grands écrivains.
Numéro 53 : « Journal » de Marc-Edouard Nabe (1983–1990)
Lundi 27 mars 2000. Il fait froid et j’ai sommeil en me réveillant. Chloé a attrapé une otite. Je lis l’interview de Caroline Barclay par Patrick Besson au début de Voici : les questions sont plus longues que les réponses, comme tous les lundis. J’ai reçu le journal de Nabe ce matin : il fait 1 300 pages. Qu’est-ce qu’ils ont tous à publier des livres gigantesques ? C’est Proust qui a commencé. Je feuillette Kamikaze, le quatrième tome de la vie de Nabe (1988–1990). L’existence de ce garçon est aussi chiante que la mienne. Il quitte sa femme, puis revient, il en aime une autre, puis la quitte, et soudain sa femme attend un enfant. Il regarde la télé, lit les journaux, déjeune avec des cons, s’engueule avec des amis, part à Istanbul, écoute des disques. À la fin sa femme accouche, alors il pleure de rage et s’évanouit de joie.
Mardi 28 mars 2000. Hier soir j’ai mal défendu le journal de Nabe à la télé : Viviant a dit que personne n’allait lire ça et j’aurais dû lui rétorquer qu’il prenait son cas pour une généralité. Tant pis, je décide de mettre Viviant sur la même page que Nabe dans mon livre, ça lui fera les pieds. Chloé n’a plus de fièvre. Delphine et moi en profitons pour sortir dîner chez Claudio (Le Monteverdi, rue Guisarde, à Paris). Nous nous saoulons de chianti classico. Avant de m’endormir, je replonge dans le journal de Nabe, captivant comme un sitcom brésilien. Jour après jour, j’entre dans sa vie, je me fâche avec Sollers et Hallier, j’écris des papiers dans L’Idiot International, je discute avec Albert Algoud et Arletty, Jackie Berroyer et Lucette Destouches, j’insulte des gens, j’en admire d’autres. Je m’endors intelligent.
Mercredi 29 mars 2000. Enfin du soleil : Chloé m’a mis le doigt dans l’œil pour me réveiller. Je poursuis ma lecture de Kamikaze. Amusant : tous les titres du journal de Nabe sont écrits dans des langues différentes. Tome 1 : Nabe’s Dream (anglais). Tome 2 : Tohu-Bohu (hébreu). Tome 3 : Inch’Allah (arabe). Tome 4 : Kamikaze (japonais). Ce type est bel et bien cinglé. Je repasse à la télé ce soir mais cette fois personne ne pourra me contredire quand je clamerai que Marc-Edouard Nabe est un fou génial. Je recopie une de ses phrases : « Mon cœur se retourne dans sa poitrine comme un mort dans sa tombe. »
Jeudi 30 mars 2000. Les journées se suivent et se ressemblent : Delphine part travailler, Chloé ressemble à un coquillage. Je lis toujours Kamikaze et vous devriez tous faire comme moi. Lire les aventures ordinaires d’un « personnage émotif et cruel ». Tout d’un coup, je réalise quelque chose : puisque Nabe recopie dans son journal tous les articles qui parlent de lui, cela veut dire que celui-ci figurera dans son tome 9 (1998–2000) ! Ainsi mon journal squattera dans le sien ! Je suis fier de m’incruster dans pareille entreprise gloutonne et titanesque.
Vendredi 31 mars 2000. « Plus on connaîtra ma vie dans les moindres détails, plus je serai libre. » Marc-Edouard Nabe est l’autobiographe le plus courageux du monde car il publie tout de son vivant, sans rien corriger, en laissant les vrais noms. Personne n’a jamais fait ça. Il se fout à poil en public, court tous les risques. Kamikaze aurait pu s’intituler Dans la peau de Marc-Edouard Nabe ; c’est l’ultime strip-tease mental, la « presse people » de la littérature, une véritable drogue dure. Chloé ne pleure plus, Delphine non plus. C’est bien d’avoir deux femmes chez soi.
(Note de 2011 : malheureusement, Nabe a cessé de tenir son journal intime en 1990, Kamikaze en fut le dernier tome. Depuis, je ne vis plus avec Delphine, et Nabe publie ses livres à compte d’auteur.)
Marc-Edouard Nabe, une vie
Au commencement était Alain Zannini, un bébé bruyant né le 27 décembre 1958 à Marseille. Il hésitait : fallait-il grandir ? Devenir guitariste de jazz comme Sacha Distel et Thomas Dutronc ? Dessiner ? Écrire ? Ah oui, tiens, écrire, pourquoi pas ? Depuis 1985, sous le pseudonyme de Marc-Edouard Nabe, ce Gréco-Turc bigleux a publié 29 livres. Les meilleurs ? Au régal des vermines (1985), Chacun mes goûts (1986), Rideau (1992), L’Age du Christ (1992), Lucette (1995) et bien sûr les quatre tomes de son mégajournal pas intime du tout, extraordinaire chant du cygne. Dès qu’il cessa de l’écrire, il cessa d’exister. En 2011, Marc-Edouard Nabe continue de s’agiter, s’égosiller, s’époumoner, coller des tracts incendiaires sur les murs, autoéditer son dernier livre sur internet, se suicider dans le désert, faire campagne pour recevoir le prix Renaudot, avant de stigmatiser le système pourri quand il ne l’obtient pas. Le problème, c’est que ses meilleurs textes sont derrière lui. Quel destin plus triste que d’avoir voulu être Léon Bloy et de finir en sous-Jean-Edern Hallier ?
Numéro 52 : « Si c’est un homme » de Primo Levi (1947)
Ce volume est aussi important que la Bible. Un Livre fonda une religion humaniste il y a des millénaires. Un autre Livre raconte la fin de l’humanité au XXe siècle. Si l’on lit ces deux livres, on a tout lu. Entre les deux, il y eut l’homme. L’homme fut un roseau pensant qui fit quelques belles choses comme la basilique Saint-Pierre, La Joconde , Venise, Versailles ou Saint-Pétersbourg. Comment s’y prend Primo Levi pour décrire l’indescriptible ? Très humblement, avec la simplicité d’un style transparent, car ce qu’il a vu et vécu suffit : « le trou noir d’Auschwitz ». Regardez le portrait de Primo Levi sur la couverture de ce livre immortel où parle la Mort. Quand vous revenez de l’enfer, vous arborez ce regard détruit, caché derrière de grosses lunettes. Vos yeux noirs et mouillés n’arrivent plus à pleurer ; un homme déshydraté sanglote sans larmes.
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