« Je pousse des wagons, je manie la pelle, je fonds sous la pluie et je tremble dans le vent. » Cet homme est mort, bien sûr. Il s’est suicidé en 1987, mais on l’a « terminé » en 1944, dans la banlieue d’une petite ville polonaise. Il y avait plusieurs manières de raconter cette histoire. Il existe des photographies et des films de la libération des camps ( Nuit et Brouillard d’Alain Resnais). Il existe aussi la possibilité d’enregistrer les rescapés et les bourreaux (ce que fit Claude Lanzmann dans Shoah). Enfin, il y a le roman (Les Bienveillantes de Littell). Primo Levi a opté pour la pureté solide des faits vrais : « une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine ». Il a vu l’homme devenir un « non-homme ». Il a entendu un SS lui expliquer : « Hier ist kein warum : ici, il n’y a pas de pourquoi ». Il a visité « le néant, la chute, le fond ». Il faut l’écouter : il est revenu d’un endroit dont on ne revient pas. Personne ne s’en est jamais remis, d’ailleurs. Depuis 1944, nous vivons sans pourquoi. Nous sommes devenus des post-humains, des zombies, des clones, des robots, des individus matériels, des hédonistes égoïstes, des mammifères (comme dit Pierre Mérot). Des animaux sans « warum ».
Très longtemps j’ai trouvé assez énervant le concept d’« unicité » de la Shoah. Six millions de juifs exterminés sont-ils plus importants que plusieurs dizaines de millions de victimes du communisme ? Eh bien, au risque de choquer mes amis russes, ma réponse est, du point de vue de l’inhumanité, oui. Car ce mass murder-là était planifié industriellement et exécuté selon des critères uniquement racistes, avec des outils techniques nouveaux et rationnels (Zyklon B + crématoires). La Shoah n’a aucun équivalent dans l’Histoire. La « démolition de l’homme » a bien commencé dans cette période-là, entre les années 1942 et 1945, sous les yeux du petit chimiste italien.
Primo Levi, une vie
En octobre 1986, Primo Levi a résumé son existence : « Je suis un homme normal, doué d’une bonne mémoire, qui a été pris dans un tourbillon de l’Histoire, qui en est sorti davantage par chance que par mérite, et qui conserve depuis une certaine curiosité pour ces tourbillons, grands et petits, métaphoriques et matériels. » Né à Turin en 1919, chimiste de formation, Primo Levi est mort au même endroit en se jetant du haut de la cage d’escalier de son immeuble, le 11 avril 1987. Déporté à Auschwitz le 20 février 1944 (à l’âge de 14 ans), il sera libéré en janvier 1945. Son premier livre, Se questo è un uomo (Si c’est un homme), passe inaperçu à sa publication en 1947. Il sera réédité en 1958 puis en 1976, où il s’imposera enfin comme le chef-d’œuvre de la littérature des camps (au même titre que ceux d’Antelme, Rousset ou Semprun). Ensuite, Primo Levi tentera d’échapper à la réalité en rédigeant des fables fantastiques (Vice de forme, 1971, Lilith, 1981, Le Fabricant de miroirs, 1986). Mais la réalité le rattrapera.
Numéro 51 : « Carton jaune » deNick Hornby (1992)
Fever pitch est le seul roman que je connaisse sur la folie du football. Carton jaune raconte l’histoire d’une obsession. Celle d’un petit Anglais nommé Nick Hornby, qui, de 1968 à nos jours, n’a jamais cessé de se passionner pour l’équipe d’Arsenal. Tout cela par la faute de son père, qui l’emmena à l’âge de 11 ans, en 1968, voir un match de ce club après avoir quitté sa mère. (À noter qu’on trouve la même scène dans The Full Monty : les pères divorcés — ou les scénaristes — manquent d’imagination.) Le football devient alors leur seul lien. Il est parfois difficile de communiquer avec ses parents : par le truchement de cette passion sportive, le dialogue père-fils est rétabli. Par conséquent, selon Hornby, pour être un vrai supporter, il faut avoir été traumatisé quelque part. Le foot vient combler un manque. Les deux places de Nick et son père dans la tribune du stade d’Arsenal, à 40 kilomètres au nord de Londres, deviendront sa nouvelle famille, sa nouvelle maison. En psychanalyse, on nomme cela un « transfert » (attention : en football, cela ne signifie pas tout à fait la même chose, et coûte plus cher). Pour Nick Hornby, une équipe de foot équivaut donc à onze psychanalystes en short qui courent après un ballon rond.
Le petit garçon se met à collectionner les autocollants, il joue au foot avec une balle de tennis dans la rue, il rencontre beaucoup de nouveaux amis, aussi dingues que lui. Puis il vieillit mais ne guérit pas de cette maladie. C’est ce virus que bon nombre de Français ont attrapé un certain 12 juillet 1998 sur les Champs-Élysées par exemple. Mais cette communion est un dérivatif qui peut dégénérer en défouloir. Nick Hornby montre très bien comment la haine se développe : haine de l’équipe adverse, bien sûr, haine de l’arbitre, de l’entraîneur, voire de sa propre équipe quand elle perd, haine des supporters adverses, haine de soi. Comme une très large majorité de drogués du foot, sa haine ne se transforma, Dieu merci, jamais en violence, même s’il en fut parfois la victime.
Carton jaune est une version footballistique de La Gloire de mon père de Pagnol : une autobiographie sensible, burlesque et poignante. Sa drôlerie stylisée évoque aussi les fameuses chroniques du Tour de France d’Antoine Blondin. Le prodige de ce livre, c’est de parvenir à nous passionner pour le sort d’une équipe de hooligans ventripotents qui perdait souvent, sous une pluie glacée, dans les années 70–80. Cela dit, pour améliorer votre confort de lecture, rien ne vous empêche de remplacer Charlie George par Zidane, Bob McNab par Blanc et Niall Quinn par Thierry Henry.
Nick Hornby, une vie
Nick Hornby est né en 1957. Vers la fin des années 80, il a renoncé à l’enseignement pour se consacrer à l’écriture et au journalisme. Son premier bouquin paru en France s’intitulait Haute Fidélité (Pion) : ce roman sur les femmes et les disques de sa vie, traduit dans douze langues, était en réalité son deuxième livre. Carton jaune (en anglais Fever pitch : « la fièvre du terrain ») est en effet paru en 1992. Lui aussi a été un gros succès : 400 000 exemplaires vendus. Le critique du magazine GQ n’a pas hésité à le qualifier de « meilleur livre sur le football jamais écrit » et de « livre le plus drôle de l’année ». Il a été adapté au cinéma, comme Haute Fidélité. Hornby a publié ensuite d’autres romans ( Juliet, naked sur un fan de rock était très réussi en 2009) mais ce qu’il a fait de meilleur est un scénario de film : Une éducation de Lone Scherfig avec Carey Mulligan. Le long-métrage le plus élégant de 2009.
Numéro 50 : « Un pedigree » de Patrick Modiano (2005)
« J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. » Depuis La Place de l’Etoile , en 1968, il a fallu quarante années à Patrick Modiano pour parachever son tableau impressionniste. Chaque roman apparaissait comme une nouvelle pièce du puzzle, une autre tache de couleur floue. Et soudain, voici qu’on recule de trois pas, et que le paysage apparaît dans toute sa splendeur. Tous les livres de cet écrivain faussement distrait ajoutaient un chapitre supplémentaire à la stèle fragile du souvenir : Paris est une ville de rescapés.
Déjà, en 1997, Dora Bruder plongeait dans la réalité à la recherche d’une petite fille déportée. Mais, ce n’est qu’en 2005 que Modiano ose l’autobiographie. C’est la première fois qu’il s’expose aussi ouvertement. Le grand bègue élégant entre dans la lumière, comme sa mère éclairée par une poursuite sur la scène d’un music-hall bruxellois. Un pedigree fait frissonner comme la fin d’ Usual suspects , quand l’enquêteur s’aperçoit que les indices disséminés sur le mur dressent un portrait parfait de son interlocuteur. Qui sommes-nous ? Nos parents. D’où viennent-ils ? De la mort, et le pire c’est qu’ils y retournent.
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