L’air de rien, Histoire d’amour pose pas mal de questions cruciales : qu’est-ce que « draguer » ? Où s’arrête la séduction et où commence le harcèlement pénible et collant ? Où sont les limites ? Et puis : un homme amoureux est-il autre chose qu’un violeur attendant la permission d’agir ? Tout dragueur n’a-t-il pas derrière la tête des idées d’une sauvagerie effroyable ? À force d’exposer aux hommes des images pornographiques, n’en fait-on pas des frustrés sexuels à la recherche de sensations de plus en plus inaccessibles bien qu’omniprésentes dans leur champ visuel/virtuel ? À partir de combien de temps d’isolement et de solitude un homme normal finit-il par péter un fusible ? Et enfin la question principale, que je me pose personnellement depuis que j’ai lu American psycho : sommes-nous tous des sérial killers en puissance ? ! ! !
Régis Jauffret n’est pas d’accord avec Gilbert Bécaud : pour lui, la solitude, ça existe. C’est même la principale maladie contemporaine. Une société qui érige l’individu en modèle ne pouvait que forger un monde égoïste. Tous les romans de Jauffret reposent sur ce simple théorème : notre nouveau mode de vie actuel conduit à la solitude qui mène à la folie.
Comme Clémence Picot, Promenade décrit une femme seule qui erre dans une ville sombre. Elle hésite entre prendre un taxi, boire un café, faire l’amour avec un inconnu ou se suicider. Sa vie est un road movie sans but. Si Jauffret avait été Kerouac, ce livre aurait pu s’appeler « Sur la rue ». L’originalité de Jauffret réside dans ses changements de vitesse : en un paragraphe, il peut raconter trois semaines, puis s’attarder trois pages sur une nuit, ou suivre tel ou tel passant dans un plan-séquence littéraire, au conditionnel. Il regarde comment vivent tous ces gens que personne ne regarde. Suivons cette chômeuse insomniaque qui squatte des bureaux ou un salon de coiffure. Si elle va à droite ou à gauche, qu’est-ce que ça change ? Personne ne s’y intéresse. Sa famille s’en fout, elle n’a pas d’amis, même le lecteur ignore son nom. Elle pourrait tout aussi bien dormir toute la journée, ou faire semblant de bosser dans une entreprise jusqu’à ce qu’un vigile appelle la sécurité. La solitude est une insoutenable liberté de l’être. Que faire, qui être quand tout est permis ? Il y a de quoi devenir dingue. C’est pourquoi les villes modernes sont des hôpitaux psychiatriques géants. Tout est possible, donc rien n’arrive. Pour Jauffret comme pour Houellebecq, nous sommes des explorateurs sans découvertes. Notre vie est banale ; la liberté a tué l’amour. « Elle sentait qu’elle perdait peu à peu sa place dans la société. »
Vous l’aurez sans doute deviné : on ne se tape pas sur les cuisses en lisant Régis Jauffret. Pourtant, ce qu’il dit est tellement vrai qu’on en sourit nerveusement, comme à la lecture de Kafka ou Jacques Sternberg. Jauffret invente une littérature glaciale qui observe la destruction du tissu social : un Occident qui est une addition d’appels au secours ; une époque en dépression nerveuse. Ce qu’il écrit nous terrifie, mais part d’un constat statistique : dans les grandes villes, la majorité des femmes de plus de 40 ans vivent seules. Petit à petit, ces femmes quittent la société, puis la réalité. Elles deviennent peu à peu invisibles. The Hollow Women ! Jamais dosage n’a été aussi parfait entre sécheresse du style et béhaviorisme de l’action. Sa Promenade est un chef-d’œuvre cruel, d’une monotonie désespérée, une histoire noire comme le macadam gluant que l’on vient de déverser rue Mazarine, et qui sèche au soleil silencieusement pendant que j’écris ceci. Tout à l’heure, quand je traverserai la rue, mes chaussures s’enfonceront dans le goudron mou, et je pourrai ainsi demeurer immobile, statufié, jauffrétisé à jamais, comme sa déserteuse noyée dans le bitume.
Régis Jauffret, une vie
Il faut faire gaffe aux métiers que l’on choisit. À force de travailler pour un magazine de faits divers, Régis Jauffret est devenu fou, effrayé par tous ces meurtres, ces viols, ces destins horribles et banals. L’atrocité quotidienne a logiquement fini par pénétrer ses livres. Né en 1955 à Marseille, Jauffret fut révélé en 1998 par Histoire d’amour qui était en réalité un viol à répétition, puis il narra en 1999 la vie de Clémence Picot qui tuait ses voisins en série, et enfin en 2000 furent publiés Fragments de la vie des gens et Autobiographie, des tranches de non-vie broyées par l’indifférence, Promenade s’inscrivant dans le droit-fil de cette trajectoire d’une rare cohérence, tout comme son extraordinaire recueil de Microfictions (2007).
Numéro 54 : « Œuvres poétiques complètes » de Jean Cocteau (1918–1962)
« Je suis sans doute le poète le plus inconnu et le plus célèbre » ( Journal d’un inconnu). Être l’ami de Radiguet, Picasso, Proust et Apollinaire ne sert à rien. Jean Cocteau a désobéi aux deux règles principales : il s’est amusé et il s’est dispersé. Si vous vous lancez dans une carrière d’écrivain, permettez-nous de vous déconseiller de l’imiter. Premièrement, il ne faut jamais donner l’impression d’aimer la vie ; un tel comportement vous disqualifie d’emblée. Cocteau fréquentait les poètes, les bals, les théâtres, l’opéra, le cinéma, les dîners, les romans, l’opium. Il mélangeait tout. Or chez nous, un écrivain n’a pas le droit de faire la fête — la frivolité est pire qu’une faute de goût : un péché mortel. Pour être « crédible », il faut tirer la gueule, se déguiser en miséreux, faire semblant de souffrir. Les gens n’ont jamais pardonné à Cocteau sa persévérance dans la désinvolture (« Ce qu’on te reproche, cultive-le : c’est toi »).
Deuxièmement, il ne faut faire qu’une seule chose à la fois. Toute sa vie, on a puni Cocteau d’être un touche-à-tout, parce qu’il « cherchait une place fraîche sur l’oreiller ». Si vous avez tous les dons, si vous savez dessiner, écrire, filmer, danser, chanter, surtout cachez-le. N’exploitez jamais vos capacités multiples. L’erreur de Jean Cocteau fut de laisser croire qu’il était surdoué et heureux de l’être. Il avait tout faux : en France, les grands artistes ne doivent pas seulement être ennuyeux, mais limités.
Le recueil des Œuvres poétiques complètes ouvre par Le Cap de Bonne-Espérance, poème où « la marge n’encadre pas le texte. Elle se trouve à l’intérieur, distribuée parmi ». C’est une ode à la traversée de la Méditerranée par l’aviateur Roland Garros : « C’est le poème de la pesanteur. La tête s’exalte, explore, exploite le vide. » Publié en 1918, c’est aussi un hommage aux soldats massacrés durant la guerre qui s’achève. D’une absolue liberté, les vers disjoints, éclatés, comme jetés sur la page, semblent voler vers l’œil. Le livre se ferme quand il s’ouvre :
ils suivirent le chemin
qui mène aux villes »
Le dernier poème de Cocteau fut publié un an avant sa mort, en 1962. Le poète devait se douter de quelque chose puisqu’il l’intitula Le Requiem. Je ne connais pas beaucoup de phrases plus bouleversantes que celle qui ouvre sa préface : « Ce texte, qui semble être mal traduit d’une langue étrangère, celle que dicte aux poètes le seigneur qu’ils servent et qui se cache en eux, fut écrit pendant les suites d’une hémorragie profonde. » Cocteau rêve sa maladie, il invente un genre nouveau : l’autopsie poétique, le diagnostic en quatre mille vers.
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