Numéro 78 : « Mémoire de mes putains tristes » de Gabriel García Márquez (2004)
À partir d’un certain âge, les vieux n’écrivent plus que pour dire une seule chose : je ne suis pas vieux. Gabriel Garcia Marquez vient d’avoir 84 ans : dans dix ans, il sera peut-être comme son narrateur, un vieux vicelard à tête de cheval mort qui écoute Bach dans son hamac, entre une femme de chambre amoureuse et un chat persan. Garcia Marquez se prend pour Hemingway : il écrit son vieil homme et la mère maquerelle. Un vague professeur journaliste retraité, laid et célibataire, surnommé « crétin mélancolique » par ses élèves, décide un jour de s’offrir une nuit d’amour torride avec une putain de 14 ans. On pense à Mort à Venise , de Thomas Mann. La mort est une jolie vierge : après tout, on ne meurt qu’une fois, donc la mort est toujours un dépucelage. « À mon âge, chaque heure est une année. »
García Marquez a voulu se payer une tranche de vie entre deux gros tomes de ses mémoires. On le sent ici en roue libre, détaché, nonchalant… jeune. Tout écrivain finit en pervers pépère : trop de pouvoir de séduction, de goût pour la manipulation, de fantasmagorie permanente. « Ce qui n’est pas normal, c’est mon âge. » Ceci est un livre de révolte. Les gens manifestent pour toucher plus de pognon alors qu’ils devraient descendre dans la rue tous les jours pour exiger l’abolition de la mort, cette arrogante petite allumeuse. La mort est mal faite : Garcia Marquez décrit les douleurs dans le dos, les trous de mémoire, l’enlaidissement physique, et le désir de vivre qui cependant ne disparaît pas. Une nuit de libertinage peut-elle compenser tant de violence ? Les provocations séniles s’enchaînent : « Je n’ai jamais couché avec une femme sans la payer », « Aïe, monsieur, c’est pas une entrée, ça, mais une sortie », « Les putes ne m’ont pas laissé le temps de me marier ». On se dit : serions-nous face au Kawabata latino ? Le libidineux Nobel japonais, auteur des Belles endormies , est cité en exergue : « N’essayez pas de mettre les doigts dans la bouche de la petite qui dort ! » Et puis le rythme nous conquiert, de ce boléro bref et sans réalisme magique à la con (ouf !). La sotie primesautière devient vite un thriller à suspense : le vieil obsédé va-t-il vraiment devenir un ignoble pédophile à 90 balais ? Ou vivre un grand amour comme il l’annonce en page 13 ?
Le brio gagne la partie : « Un cœur si grand qu’il avait pitié du diable », « la force invincible qui mène le monde, ce ne sont pas les amours heureuses mais les amours contrariées ». On retrouve l’immense romantique de L’Amour aux temps du choléra. Ne comptez pas sur moi pour raconter ce qui se passe quand le sagouin entre dans la chambre où la nymphette dort, « brune et tiède ». Tout ce que je peux dire de ce livre est ce que j’en ai retenu : qu’il est impossible de mourir sans amour.
Gabriel García Márquez, une vie
Gabriel García Márquez figurait déjà dans le choix des Français en 2002 avec un roman beaucoup plus épais : Cent ans de solitude (1967) trônait à la 33e place de Dernier inventaire avant liquidation. Prix Nobel de littérature en 1982, il est né beaucoup plus tôt, en 1927 à Aracataca (Colombie). Ses œuvres les plus importantes, hormis le monument précité, sont L’Automne du patriarche (1975), Chronique d’une mort annoncée (1981) et L’Amour aux temps du choléra (1985). Journaliste et chroniqueur, il a hérité de sa grand-mère un art du récit fantastique : entremêler le réalisme du reportage et la créativité des histoires de fantômes lui a permis d’inventer ce « réalisme magique » qui fait son charme et (parfois) son ennui.
Numéro 77 : « Glamorama » de Bret Easton Ellis (1998)
La solution de facilité, pour un vilain critique qui veut flinguer un bouquin, consiste à dire deux choses (au choix) : 1) ce livre est moins bien que le précédent ; 2) c’est toujours le même. Or Bret Easton Ellis, qui est notre idole absolue, cumule ces deux écueils et cela ne nous dérange pas : au contraire, on en redemande. Bon sang, j’ai tellement de choses à dire sur ce livre qu’il me faudrait vingt pages ! Il faut que je me calme, respirons un bon coup, prenons un Xanax 50, voilà, ça va mieux. Où en étais-je ? Ah, oui.
Non seulement Glamorama , quatrième roman d’Ellis, est moins puissant que le précédent ( American psycho), mais en plus c’est le même livre. Voilà qui est dit. Cela ne l’empêche pas d’être LE roman définitif sur la Civilisation des Apparences, et tout simplement un immense pied de nez qui jouit de ce qu’il prétend dénoncer. Glamorama est une satire qui se caricature, une destruction de l’ironie par l’ironie. L’homme qui a détruit les années 80 avec American Psycho a voulu réitérer son exploit avec les années 90, et y est parvenu. Après les aventures de Patrick Bateman, le golden boy qui zigouillait des escort girls, voici les pérégrinations de Victor Ward, le mannequin qui devient patron de boîte de nuit à New York puis terroriste à Paris (l’attentat du métro Port-Royal, c’était lui !).
Cela sonne un peu comme un écho « glamourisé » de l’opus précédent, n’est-ce pas ? Ou un reportage de Fashion TV ? Alors, Bret gâtifie-t-il ou quoi ? Toujours la même histoire, les mêmes personnages clonés, les mêmes dialogues glacés et indifférents, la même violence gratuite et impunie, la même pornographie distanciée, la même ironie clinique, le même name-dropping incessant de stars et de marques de fringues ?
Eh bien, oui : ce schizophrène bisexuel a INVENTÉ, vous m’entendez, INVENTÉ le roman du XXIe siècle et n’a pas l’intention de changer son fusil d’épaule. Sa force est justement de ne pas se déjuger, de creuser le même sillon, toujours plus superficiellement profond. Aucun écrivain de la planète n’ose aller aussi loin dans l’étalage du N’IMPORTE QUOI. Bret Easton Ellis enfonce toujours le même clou : il n’écrit pas pour nous plaire, il écrit pour nous crucifier. Il est l’auteur le plus radical et intransigeant que je connaisse. Et voici ce qu’il nous dit : la réalité n’existe plus ; la justice est illusoire ; tout le monde veut être un top model ; la seule manière de différencier les habitants de cette planète est le logo sur leurs vêtements ; on attrape froid dans les restaurants à la mode ; les VIP perdent la mémoire ; la drogue et le sexe sont des palliatifs provisoires ; seul le meurtre est distrayant ; les deux seules choses qui comptent sont le fric et l’éjaculation dans des orifices étroits.
Dans un style toujours aussi précis, d’une vacuité « béhavioriste » (et là encore, il a raison de s’y tenir puisque personne n’a vu qu’il l’avait plagié sur Hemingway), il nous montre que la vie occidentale est devenue un numéro de Vogue — un perpétuel défilé de mode pour fuir la mort. Victor, Chloé, Beau, Damien, Alison, Kenny Kenny, tous ses vagabonds creux errent de club en club, de ville en ville, et « pensent à la pose qu’ils devraient prendre », jusqu’au jour où leur sang coule.
Il faut beaucoup de talent pour nous passionner avec 500 pages de vide et d’attentats, de listes de « people », de caméras de reality-show et de confettis sur le sol. Si nous acceptons de le supporter, c’est sans doute parce qu’il nous ravage de l’intérieur avec ses sarcasmes sans pitié, et parce qu’on adore se mirer dans son labyrinthe de glace, en espérant qu’on restera photogénique. Ellis se moque du matérialisme en se vautrant dedans, le plus ignoblement possible. Il tourne en rond mais son intuition était la bonne : voici comment il concluait sa quatrième partie (description d’un crash aérien) en 1998. « Téléphones et ordinateurs portables et lunettes de soleil Ray-Ban et casquettes de base-ball et rollers attachés en paires et caméras vidéo et guitares mutilées et des centaines de CD et de magazines de mode (…) et des garde-robes entières de Calvin Klein et Armani et Ralph Lauren sont suspendues à des arbres en feu et il y a un ours en peluche trempé de sang et une bible et des jeux Nintendo ainsi que des rouleaux de papier hygiénique et des sacs à dos et des bagues de fiançailles et des stylos et des ceintures enlevées aux tailles qu’elles serraient et des porte-monnaie Prada encore fermés et des boîtes de caleçons Calvin Klein et tant de vêtements Gap contaminés par le sang et d’autres fluides et tout pue le kérosène. » C’est exactement tout ce qu’on a trouvé dans les décombres de Ground Zéro, trois ans plus tard.
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