Numéro 80 : « La Foire aux atrocités » de J. G. Ballard (1970)
Trois ans avant Crash ! (également classé dans ce top 100, à la 62e place), Ballard inventait La Foire aux atrocités (éditions Chute Libre) : un collage d’ordures, une poubelle d’images, une collection de désastres, une accumulation d’éclopés. Pourquoi imaginer des histoires quand il suffit d’empiler ses visions comme Arman avec ses fourchettes ? Jim Ballard inventait un genre nouveau : le roman « New Wave », mélange de SF et de Nouveau Roman. Pour la première fois, un auteur de science-fiction choisissait délibérément de ne parler que du présent. Le futur l’intéressait moins que l’actualité ; depuis qu’il s’était retrouvé prisonnier des Japonais à l’âge de 11 ans, Ballard savait qu’il y a davantage de suspense dans la rue que sur la planète Mars.
Ballard est en vérité un descendant des surréalistes : comme Breton, il est capable de s’extasier devant n’importe quelle ruine moderne. La destruction du Japon en 2011 arrive à point nommé pour rappeler l’apport immense de ce visionnaire halluciné par les catastrophes. Après Le Cauchemar climatisé de Henry Miller vient le cauchemar technologique de J. G. Ballard. Il décrit un paysage étrange, le nôtre : une suite de cataclysmes magnifiques et de célébrités aux couleurs criardes, mourant violemment en public (Marilyn et JFK, James Dean et Albert Camus…). Entre le cut-up et le patchwork, ce roman-laboratoire évoque les toiles de Warhol ou Rauschenberg. Dans un entretien resté mythique, Ballard a déclaré (et tous ceux qui désirent comprendre quelque chose à la littérature du XXIe siècle feraient bien de recopier ceci noir sur blanc dans leurs petits calepins) : « Je crois à mes obsessions personnelles, à la beauté de l’accident de voiture, à la paix de la forêt engloutie, à l’émoi des plages estivales désertes, à l’élégance des cimetières de voitures, au mystère des parkings à étages, à la poésie des hôtels abandonnés. » Il aurait pu ajouter les hélicoptères foudroyés, les tsunamis atomiques, les publicités tridimensionnelles, les attentats télévisés, les mannequins en plastique, et « les autoroutes filant au-dessus de leurs têtes ». La préface de William Burroughs est moins originale que la postface scintillante de Jean-Jacques Schuhl datant de 1977 : Silhouette. Le monde a changé. La réalité imite de plus en plus les œuvres de Ballard. Quarante ans après, le monde est devenu une perpétuelle Foire aux atrocités. Approchez, approchez, bonnes gens ! Vous voulez du massacre, du sang, du boyau qui gicle ? Bienvenue à l’Atrocity Exhibition ! Entrez, prenez place !
J. G. Ballard, une vie
James Graham Ballard fut longtemps le plus grand écrivain anglais vivant, mais en France personne ne le lisait : tout le monde croyait que c’était ; David Lodge, Ian McEwan, Jonathan Coe ou Julian Barnes. Né en 1930 à Shanghai, interné dans un camp japonais jusqu’à la fin de la guerre, J. G. Ballard découvre l’Angleterre en 1946 et publie sa première nouvelle en 1956 dans New Worlds. Ensuite, il n’a cessé d’écrire de la Spéculative Fiction apocalyptique (Le Vent de nulle part, 1961 ; Le Monde englouti, 1962 ; La Forêt de cristal, 1966 ; Sécheresse, 1975), puis une littérature cyber-punk avant l’heure ( Crash ! 1974, adapté au cinéma par David Cronenberg ; Vermilion Sands, 1975 ; I.G.H. : Immeuble de Grande Hauteur, 1976).
La Foire aux atrocités (1970) fut sa première tentative réaliste : elle sera suivie en 1984 par l’autobiographique Empire du Soleil, devenu un mélo entre les mains de Steven Spielberg.
Ballard régna plusieurs décennies sur la fiction anglo-saxonne comme un vieux singe dont toutes les grimaces se sont vérifiées. En l’an 2000, Super-Cannes (Fayard) a rassuré ses fans : son cadavre bougeait encore. La seule catastrophe qu’il n’a pas vue venir fut son cancer de la prostate en 2009.
Numéro 79 : « Podium » de Yann Moix (2002)
Pour être réussi, un roman nécessite une parfaite adéquation entre un auteur et un sujet. Jusqu’en 2002, Yann Moix était un obsessionnel qui publiait des romans d’amour lyriques. Chacun de ses livres servait de piédestal à une femme (Hélène dans Jubilations vers le ciel , Anissa dans Anissa Corto). Moix cherchait toujours à « épuiser » un amour, à le disséquer de façon exhaustive, voire scientifique. Le lecteur risquait, parfois, de finir enseveli sous la stèle sublime. Avec Podium, Moix n’a rien perdu de son enthousiasme maladif ni de son inspiration fiévreuse, mais sa maniaquerie trouve cette fois un dérivatif : Claude François. En Cloclo, Moix a trouvé la femme de sa vie ! Il narre donc les délirantes aventures d’un sosie de l’auteur de My way. Podium traite le sujet du moment (la célébrité, ce nouvel opium du peuple), mais écrit surtout un roman d’amour fou, absolu. Bernard Frédéric est un orphelin radin et homophobe qui ne cherche pas Dieu mais veut le devenir. Pour cela il devra franchir de nombreuses épreuves : passer l’examen officiel de sosie puis gagner le concours d’Évelyne Thomas sur France 3 ! Yann Moix insiste sur les points communs entre Jésus et Cloclo (ils ont tous deux bu du vinaigre et gravi chacun leur Golgotha). Cependant, la grande différence entre la nouvelle religion et les anciennes, c’est qu’on ne vénère plus une entité supérieure : on se vénère soi-même.
Ce n’est pas un hasard si les jeunes répètent tout le temps ce mot : « vénère ». Je suis vénère = je veux que tu me vénères ! Les candidats des émissions de télé-réalité croient parler le verlan alors qu’ils sont juste en train de prier pour le salut de leur âme. Le narrateur, lui-même sosie de C. Jérôme, est le meilleur ami et beau-frère de Bernard Frédéric. Mais il est surtout son apôtre. Podium est donc un évangile burlesque, désopilant, dément, déjanté et pathétique, hilarant et atroce, où Moix révèle un art du comique qu’il réservait jusqu’alors à ses articles de presse ou ses billets radiophoniques. Humoriste méticuleux, reporter très documenté sur les chanteurs des années 70, dialoguiste renversant (Alléluia ! San Antonio est ressuscité !), Yann Moix impose Podium comme son Broadway Danny Rose : une satire du show-biz jamais méchante, toujours attendrie et humaine. Il y dénonce la violence du vedettariat (les fans de Cloclo rêvent d’exterminer les fans de Sardou) et se moque d’une des principales aliénations contemporaines tout en respectant la fascination qu’elle suscite en nous.
Il y a toujours eu des idolâtries (on s’est suicidé pour le jeune Werther avant la mort de Cloclo), mais l’ère de la télévision a donné aux stars un pouvoir totalitaire. N’oublions pas que f, a, n sont les trois premières lettres de fanatisme. Podium décrit comment les mass média ont imposé leur présence grâce aux vedettes. Elles furent leur bras armé. Dans ce monde-là, Moix nous montre que la principale difficulté tient en un seul mot : exister.
Yann Moix, une vie
Yann Moix est un graphomane surdoué. Né en 1968, il est resté scotché dans ces années-là (1972 dans Anissa Corto, 1978 dans Podium). Il n’écrit que pour se replonger dans l’époque de son enfance, seul moyen de ne pas vieillir, donc d’être immortel. Ses trois premiers romans forment une trilogie amoureuse : Jubilations vers le ciel (prix Goncourt du premier roman, 1996), Les cimetières sont des champs de fleurs (1997) et Anissa Corto (2000) étaient des odes romantiques de « stalker » amoureux (un homme amoureux peut-il être autre chose qu’un puéril harceleur éconduit ? Si la dame est d’accord, la quête perd beaucoup de son intérêt…). Avec Podium, Moix entama une nouvelle trilogie, plus loufoque et politique, complétée par Partouz (2004) et Panthéon (2006). En 2004, il a réalisé lui-même l’adaptation cinématographique de Podium. Une troisième trilogie a suivi, cette fois composée d’essais : Mort et vie d’Edith Stein (2008), Cinquante ans dans la peau de Michael Jackson (2009) et La Meute (2010, sur l’affaire Polanski). L’amour et l’humour ne sont pas contradictoires mais peu d’écrivains savent marier les deux. Autrefois, il y avait Albert Cohen ; aujourd’hui, il y a Yann Moix.
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