Rimbaud, Une saison en enfer :
La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n’aurai jamais ma main. [70] Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Œuvres II, op. cit., p. 107.
Nietzsche, Le Gai Savoir :
On ne saurait être l’homme de sa spécialité que si l’on est aussi sa victime : c’est le prix. [71] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 366, op. cit., p. 336.
Très bon, le rapprochement Rimbaud-Nietzsche !
À ce niveau d’incompréhension de Rimbaud, je ne suis l’homme d’aucune spécialité, d’aucun métier. Pas connaisseur, pas pointu : je suis le néophyte, le couillon. J’ai des impressions.
Non pas que je pense comme Nietzsche :
Dans le livre d’un savant on trouve presque toujours quelque chose d’oppressé qui oppresse ; on y rencontre fatalement à un tournant ou à un autre le « spécialiste » avec son zèle, son sérieux, son courroux, sa pompeuse opinion du recoin où il rêvasse, assis sur son derrière ; sa bosse enfin — car tout spécialiste a la sienne. Le livre d’un savant reflète toujours une âme bossue. [72] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 329, op. cit., p. 264–265.
J’admire les savants, mais je suis venu à Rimbaud par hasard et devant « Le Bateau ivre » je suis comme le visiteur amateur devant un chef-d’œuvre de la peinture.
« Comme je descendais des Fleuves impassibles », au sens littéral, c’est quoi ? Une forme un peu sophistiquée. Quels sont ces fleuves ? On les raccroche, malgré tout, à du réel, on sait qu’il a rêvé à 15 ans dans des rivières. C’est tout. Il n’en dira pas plus, il ne dira pas le secret. Rimbaud est odieux. Il aura fallu quinze jours pour que la femme de Verlaine le mette dehors. Un an plus tard, les poètes parisiens feront de même. Tout est aristocratique chez Rimbaud : c’est un antipathique. Il n’a aucune volonté de donner accès à sa poésie. Il se tient à distance. C’est un solitaire. Écoutons-le :
Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.
J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
Il poursuit :
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.
J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert . — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. [73] Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », Œuvres II, op. cit., p. 125.
« Le passage d’Arthur Rimbaud est une des aventures les plus extraordinaires qui soient arrivées à l’humanité », dit Jacques Rivière, l’un des papes de la NRF [74] Jacques Rivière, Études (1909–1924), Cahiers de la NRF, Gallimard, 1999.
. En effet, Rimbaud, c’est une aventure extraordinaire. Au départ, pourtant, Rimbaud est un très bon élève. Tout est dans l’ordre. Les premiers poèmes, ceux qu’il écrit entre 14 et 17 ans, restent sages. C’est charmant. Influencé par Hugo et par Musset. Ça coule de source :
Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée…
On voit les arbres entrer dans la chambre. [75] Arthur Rimbaud, « Première soirée », Œuvres I, op. cit., p. 63.
« Assise […] Mi-nue… » C’est un croquis d’une femme à poil sur un tabouret. Il y a un rayon de soleil buissonnier.
« Je baisai ses fines chevilles. » C’est limpide, absolument intelligible mais ça ne dure pas.
Ne jouons pas les snobs pourtant. C’est déjà très haut de gamme, ces premiers poèmes !
« Roman » :
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
— Un beau soir, foin des bocks et de la limonade…
Avec « Sensation », c’est pareil :
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue. [76] Arthur Rimbaud, « Roman », Œuvres I, op. cit., p. 92. ; et « Sensation », Œuvres I, op. cit., p. 65.
Ça nous change de la cosmogonie proposée par notre société : apéro festif en fin de journée à Biarritz. Cette répugnante activité que la publicité incarne. « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers. » C’est autre chose que ces images où les gens sont très épanouis mais toujours avec des chips, toujours avec des femmes qui ont des corps déments, et où tout le monde est en groupe. Jamais une pub avec un mec seul, ou alors avec une bagnole au milieu !
« Picoté par les blés, fouler l’herbe menue. » Il n’aime pas les groupes, Rimbaud. On est à l’inverse de notre époque de sursociabilité. Nous, nous voulons communiquer avec le monde entier sauf avec notre voisin. Le voisin est considéré comme un gros paquet de merde et on ne lui dit même pas bonjour. Maintenant, on entre dans le train et on a plus un, mais quatre appareils avec nous : portable de boulot, portable privé, tablette, casque. Le voisin direct qui pourrait être le miracle n’a même pas droit à un regard.
J’y reviens : les images publicitaires de notre société ce sont toujours des états de joie en fin d’été. Avec Rimbaud, le travail est plus modeste : « Picoté par les blés, fouler l’herbe menue : / Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. » Notre société, c’est des camarades partout, toujours ensemble. Jamais seul. Rimbaud, c’est le solitaire qui n’est pas dépressif : « Je laisserai le vent baigner ma tête nue. » Il est capable d’une promenade panthéiste et mystique. Il est en fusion cosmique. Voilà le projet qui est le sien à 14 ans.
Trois ans plus tard, avec « Les Assis », on passe des impressionnistes à Goya. « Et leur membre s’agace à des barbes d’épis » : au dernier vers des « Assis » il décroche. Il n’en a plus rien à foutre qu’on comprenne quoi que ce soit. Dès que le génie sort, ça ne l’intéresse plus. Les sensations deviennent obscures. Il traîne Verlaine de beuveries en débauches. Les femmes des premiers poèmes laissent place au « jeune homme dont l’œil est brillant, la peau brune, / Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu ». Le jeune homme « fier de ses premiers entêtements » se détourne des femmes. « Mais, ô Femme, monceau d’entrailles, pitié douce, / Tu n’es jamais la Sœur de charité, jamais. » [77] Arthur Rimbaud, « Les Assis », Œuvres I, op. cit., p. 131, et « Les Sœurs de charité », ibid., p. 157.
Et Rimbaud « sent marcher sur lui d’atroces solitudes ». Verlaine et Rimbaud errent comme deux pochards connaissant, comme l’écrit Mallarmé, « une orgiaque misère, humant la libre fumée de charbon, ivre de réciprocité » [78] Stéphane Mallarmé, « Divagations », Poésies, GF, Flammarion, 1993.
. Une épopée pitoyable. Le malheur est leur Dieu. Ça donnera Une saison en enfer .
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