Arrivée de Juliette Binoche, élégante, directe, hyperprofessionnelle. Pas encore joué avec elle, je pressens une vraie camarade de jeu…
Chapitre 9
L’Occident s’achève en bermuda
« Un bataillon d’agents de développement du patrimoine ouvre la marche… » [89] Philippe Muray, L’Empire du bien, Les Belles Lettres, 2002.
Ça ne devait être qu’une lecture, un soir, à la Maison des écrivains. Une forme de réunion secrète, quelque chose entre les premiers chrétiens des catacombes et les défenseurs acharnés de la conversation, du détour, d’une forme d’esprit. Il ne devait pas y avoir plus de deux cents personnes. Pour eux, Philippe Muray, écrivain récemment disparu (nous étions en 2010 et l’auteur des Exorcismes spirituels était mort depuis quatre ans, à l’âge de 60 ans) n’était pas seulement le spécialiste de Rubens, du XIX e siècle français, de Céline, mais une sorte de maître de dissidence, de professeur d’anarchisme, de pape des antimodernes. Certaines de ses formules : « Nous sommes enfermés dans la cage aux phobes », « L’Occident s’achève en bermuda », « Les mutins de Panurge » [90] Philippe Muray, Exorcismes spirituels, II, Les Mutins de Panurge, Les Belles Lettres, 1998, p. 466, 468 et 470.
étaient déjà célèbres. Mais je ne partageais ni la connaissance de ce public, ni sa passion exclusive. Je connaissais un peu ses textes, il m’arrivait de le lire. C’est l’épouse de Muray qui m’avait appelé pour me demander cette lecture unique. J’avais dit oui.
Un bataillon d’agents de développement du patrimoine ouvre la marche, suivi presque aussitôt par un peloton d’accompagnateurs de détenus.
J’entame un premier texte inspiré à Muray par les emplois jeunes créés par Martine Aubry quand elle était ministre du Travail de Lionel Jospin.
Puis arrivent, en rangs serrés, des compagnies d’agents de gestion locative, d’agents polyvalents, d’agents d’ambiance, d’adjoints de sécurité, de coordinateurs petite enfance, d’agents d’entretien des espaces naturels, d’agents de médiation, d’aides-éducateurs en temps périscolaire, d’agents d’accueil des victimes et j’en passe. Ferme le cortège un petit groupe hilare d’accompagnateurs de personnes dépendantes placées en institution.
En quelques lignes, je mesure la possibilité théâtrale de Muray et sa disposition à l’oralité. Je sens qu’il y a là un matériau, que je peux le théâtraliser. Il n’y a qu’à continuer pour faire apparaître sur la scène cette « Job Pride » qui défile dans les rues de Paris :
Vers le ciel d’azur, s’envolent des ballons. Un camion-grue déguisé en sapin de Noël s’élance en grondant. La foule massée des deux côtés de l’avenue applaudit sauvagement. Le monde retrouve enfin sa base. Le patrimoine est rassuré. La petite enfance respire. Les personnes dépendantes placées en institution se congratulent. Les détenus ne sont pas en reste. Les espaces naturels non plus. Ni les pays émergents. On déchaîne les fumigènes. Le tissu social en cours de réparation frémit d’aise. […] L’opinion publique […] attend que les responsables politiques et économiques montrent leur volonté de se mobiliser contre le chômage et leur capacité d’innover au-delà des modes de pensée traditionnels et des discours convenus . Tout le monde, par ailleurs, sait qu’il est urgent d’ explorer de nouvelles pistes et de faire émerger de nouveaux besoins encore mal satisfaits parce que mal définis dans la mesure où les attentes des consommateurs sont encore mal cernées […].
C’est par l’accumulation de détails que Muray emporte le lecteur avec lui. Dans ce même texte, on arrive à une conférence sur l’emploi et là c’est du génie. En quelques lignes, il saisit la folie des nominations des métiers. Et puis vient la rupture. Le moment où le chroniqueur du temps montre toute sa férocité, son scepticisme absolu, cette forme voltairienne de l’esprit qui ne laisse rien derrière lui :
Qu’est-ce que ça peut être, le comportement d’un type en train d’aiguiller des familles ou de faciliter un décloisonnement ? Et qu’est-ce que c’est un faciliteur de décloisonnement qui ne fait pas bien son boulot ? Ça s’attrape par quel bout ? Et un coordinateur petite enfance qui tire au flanc ? Un agent de médiation qui bâcle ? Un accompagnateur de personnes dépendantes placées en institution qui cochonne le travail ? Un développeur du patrimoine qui sabote ? Est-ce qu’il est possible de se révéler mauvais comme agent d’ambiance ? Médiocre accompagnateur de détenus ? Détestable faciliteur de réinsertion à la sortie de l’hôpital ?
Et la question définitive :
Et que se passe-t-il, en vérité, quand un agent d’ambiance se met en grève ?
De ce texte comme de ceux qui suivirent ce soir-là j’ai construit un spectacle. J’ai joué Muray au Théâtre de l’Atelier des centaines de fois devant des salles toujours pleines. Abonnés de Télérama , lecteurs du Fig Mag , bobos à Vélib’, curé en soutane, khâgneux tourmentés, festifs enthousiastes. C’était « Muray pour tous » dans un formidable malentendu.
Était-ce la notoriété, la mode ou la doxa du rire, ou la mécanique du ricanement ? Manifestement, le succès du Muray était un malentendu. À la sortie du théâtre les gens disaient : « Mais c’est quand même bizarre, c’est sympa de faire la fête. » Ils se sentaient mis en cause.
Muray n’est ni un doctrinaire, ni un militant. En faire un casse-couilles de droite qui veut revenir au monde d’avant, c’est l’alourdir d’une intention qu’il n’a jamais eue. Muray, c’est un écrivain qui pensait que son époque rendait le roman impossible. Il s’est vengé sur elle. Lui, qui considérait toutes les époques comme irrespirables, s’est fait le chroniqueur d’un temps irrespirable. La matière était là, disponible, il n’y avait qu’à la ramasser à pleine main.
Que nous dit Muray ? Il nous dit que notre époque s’exprime par ses fêtes. Si Muray critique le festif, nous sommes d’accord, ce n’est pas parce qu’il n’aime pas les fêtes. Ce n’est pas un raseur. Il lutte simplement contre un comportement imposé, il montre que le « festif » abrite une sorte de système totalitaire. Non pas parce que ce n’est pas bien que les gens s’éclatent mais parce qu’il éteint toute individualité, il éteint toute analyse négative du réel, il éteint toute problématique de souffrance. Il évacue le tragique de l’existence, empêchant ainsi toute littérature. Il transforme le réel en une grande fête insaisissable, indéfinissable. La comédie humaine est déshumanisée puisqu’elle est perpétuellement connectée et souriante.
Petite parenthèse. On a assisté à une étonnante métamorphose en quarante ans. À la sortie de Mai-68, celui qui prenait un verre de vin rouge était vécu comme un prolo et pas un prolo qu’il faut sauver mais un prolo qu’il fallait faire disparaître. L’alcool était vulgaire. Les gens fumaient du shit. On se promenait dans Formentera avec des djellabas blanches. On écoutait les Pink Floyd et Jimi Hendrix et dès qu’on se rencontrait on s’arrêtait comme des disciples de Jésus sous un olivier. On roulait un grand joint et sans se connaître on partageait un moment où les sens se développaient. Dans les années 1970, un mec aurait dit : « Donne-moi un petit bourgogne », on aurait répondu : « Mais qu’est-ce que c’est que ce beauf ? » On voulait des thés à la menthe, des joints, des promenades, mais un bourgogne avec un jambon cru espagnol c’était le summum de la ringardise.
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