De temps en temps chez elle rue des Patibulaires
Elle mobilisait certains colocataires
Afin d’organiser des séances de colère
Contre l’immobilisme et les réactionnaires
Elle exigeait aussi une piste pour rollers
Deux ou trois restaurants à thème fédérateur
L’installation du câble et d’un Mur de l’Amour
Où l’on pourrait écrire je t’aime sans détour
Elle réclamait enfin des gestes exemplaires
D’abord l’expulsion d’un vieux retardataire
Puis la dénonciation du voisin buraliste
Dont les deux filles étaient contractuelles lepénistes
Le Jour de la Fierté du patrimoine français
Quand on ouvre les portes des antiques palais
Elle se chargeait d’abord de bien vérifier
Qu’il ne manquait nulle part d’accès handicapés
Qu’il ne manquait nulle part d’entrées Spécial Grossesse
Qu’il ne manquait nulle part d’entrées Spécial Tendresse
Qu’on avait bien prévu des zones anti-détresse
Qu’il y avait partout des hôtesses-gentillesse
Faute de se faire percer plus souvent la forêt
Elle avait fait piercer les bouts de ses deux seins
Par un très beau pierceur sans nul doute canadien
Qui des règles d’hygiène avait un grand respect
Avec lui aucun risque d’avoir l’hépatite B
Elle ne voulait pas laisser son corps en friche
Comme font trop souvent tant de gens qui s’en fichent
Elle pensait que nos corps doivent être désherbés
Elle croyait à l’avenir des implants en titane
Phéromones synthétiques pour de nouveaux organes
Elle approuvait tous ceux qui aujourd’hui claironnent
Des lendemains qui greffent et qui liposuccionnent
Faute de posséder quelque part un lopin
Elle s’était sur le Web fait son cybergarden
Rempli de fleurs sauvages embaumé de pollen
Elle était cyberconne et elle votait Jospin
Elle avait parcouru l’Inde le Japon la Chine
La Grèce l’Argentine et puis la Palestine
Mais elle refusait de se rendre en Iran
Du moins tant que les femmes y seraient mises au ban
L’agence Operator de l’avenue du Maine
Proposait des circuits vraiment époustouflants
Elle en avait relevé près d’une quarantaine
Qui lui apparaissaient plus que galvanisants
On lui avait parlé d’un week-end découverte
Sur l’emplacement même de l’antique Atlantide
On avait évoqué une semaine à Bizerte
Un pique-nique à Beyrouth ou encore en Floride
On l’avait alléchée avec d’autres projets
Une saison en enfer un été meurtrier
Un voyage en Hollande ou au bout de la nuit
Un séjour de trois heures en pleine Amazonie
Cinq semaines en ballon ou sur un bateau ivre
À jouir de voir partout tant de lumières exquises
Ou encore quinze jours seule sur la banquise
Avec les ours blancs pour apprendre à survivre
Une randonnée pédestre dans l’ancienne Arcadie
Un réveillon surprise en pleine France moisie
Une soirée rap dans le Bélouchistan profond
Le Mexique en traîneau un week-end à Mâcon
Elle est morte un matin sur l’île de Tralâlâ
Des mains d’un islamiste anciennement franciscain
Prétendu insurgé et supposé mutin
Qui la viola deux fois puis la décapita
C’était une touriste qui se voulait rebelle
Lui était terroriste et se rêvait touriste
Et tous les deux étaient des altermondialistes
Leurs différences mêmes n’étaient que virtuelles [91] Philippe Muray, « Tombeau pour une touriste innocente », Minimum Respect, Les Belles Lettres, 2003 — © LES BELLES LETTRES, Paris 2010.
Ce qu’on voit dans ce poème, une fois encore, c’est « Rendez-vous en terre inconnue ». Des amis aux quatre coins de la terre. Très présent, décidément, Frédéric Lopez dans mon livre ! Avec sa touriste, Muray a saisi nos mythologies les plus spectaculaires, les plus immédiates. Ce qu’on voit dans ce « tombeau », c’est que le monde a augmenté dans son sens : c’est-à-dire le tourisme comme unique vérité.
Mais je ne veux pas avoir l’air de cracher dans la soupe, je profite beaucoup de ce système. Je ne pourrais pas vivre si je restais dix heures avec « Le Bateau ivre ». Je ne pourrais pas vivre comme Péguy, comme Rimbaud, qui finissait par trouver sacré le « désordre de son esprit ». Moi, je ne suis pas un héros qui se dérègle intérieurement. Je fréquente ces grands auteurs, mais rien ne m’empêche de regarder un bon Morandini ou « Faites entrer l’accusé », de ne rater aucun Calvi, et d’être ébloui par Nagui dans « N’oubliez pas les paroles ».
Sixième jour de tournage du film de Bruno Dumont
Un homme très intelligent a prononcé le mot « nihiliste » pour définir la personnalité de François Hollande. « Nihiliste » pour désigner François Hollande ?
Paris, 30 août 2015
Quelques jours d’interruption du tournage
Dîner avec Emmanuel Macron et son épouse Brigitte
Curieux la fraîcheur de ce ministre. Il se lance dans cette activité haïe par la gauche conventionnelle. Il propose une grille nouvelle au socialisme. Il guette et pressent le cynisme chez les hommes de pouvoir, cynisme qu’il compare à une lèpre. Il ose affirmer dans son être des valeurs opposées au cynisme.
Comme c’est étrange et lumineux une telle affirmation. Le ressentiment, les passions tristes sont en général les fondements les plus solides pour durer dans cette existence. Relisons Cioran.
La singularité de la jeunesse peut-être. Il est bien séduisant Macron. Il rit. Il jubile. Il travaille. Son épouse veille sur lui. Il est puissant et concentré. Il est exceptionnel, ce Macron.
Paris, 31 août 2015, Hall du Hilton, 16 heures
Quelques jours d’interruption du tournage (suite)
Ce journal me fait du bien, moi qui panique à l’idée de la désertion des stimulations, moi qui attends pathétiquement des messages, des SMS, des mails.
Frénétiquement. Pitoyablement je triture ce malheureux portable qui pourrait signifier un appel. Un SMS. Même un message. J’en arrive à souhaiter une « alerte info » du Figaro ou du Parisien . Quelque chose, putain ! Fascinante, la découverte constante de son inconfort et de sa vacuité douloureuse. Qu’est-ce qu’il a raison Pascal dans sa définition de la misère de l’homme sans Dieu ! Surtout si ce petit bonhomme se mêle de lire Nietzsche.
Chapitre 10
Le lac de son pays
« Celui qui écrit en maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais appris par cœur. »
Ainsi parlait Zarathoustra
C’est quoi mon histoire avec Nietzsche ? Ça vient d’une femme. Il y a longtemps. Je dois avoir 20 ans. C’est ma première fiancée qui lit Nietzsche. Un jour, elle arrive, triomphale, et lance : « J’ai trouvé quelqu’un comme moi. Quelqu’un qui dit “je souffre du monde”, ce monde n’est pas possible, les hommes ne sont pas possibles. » Elle tient dans sa main Ainsi parlait Zarathoustra. Elle continue, un peu exaltée, à me dire que l’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Je la regarde, ahuri. « Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes aux entrailles frigorifiées, continue-t-elle. Nos concepts, nous les avons vécus. » Là, je suis totalement perdu.
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