Et pour citer Nietzsche, en mesurant bien l’altitude qui est la sienne, et qui n’a rien à voir avec mes pensées de dernier homme, « l’art de fréquenter les humains repose essentiellement sur l’adresse avec laquelle on est capable d’accepter et de déglutir un repas dont la cuisine n’inspire aucune confiance. Si l’on arrive à table avec une faim de loup, tout va bien […], mais on n’a pas cette fringale quand on veut ! Que le prochain, hélas, est dur à digérer ! » [62] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 364, « Le solitaire parle », trad. A. Vialatte, « Idées », Gallimard, 1950, p. 332.
Il est dément, ce Nietzsche !
Contrairement à Alain Badiou, en étant très conscient de mon insuffisance philosophique, je ne vois d’autre éden que la propriété privée, pour limiter la folie et la violence des hommes.
C’est à ça que je pensais quand Fleur Pellerin, ministre de la Culture, est venue me saluer. Elle était avec un monsieur de la mode qui avait énormément réussi. Pendant le voyage, j’ai évoqué le cinéaste Bruno Dumont et cité Chamfort (le moraliste, pas Alain) : « La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri. » [63] Chamfort, Maximes et pensées, Caractères et anecdotes, Folio, Gallimard, 1982, p. 40.
Je ne peux pas dire que cela ait produit un retentissement excessif. Elle aussi a été charmante ; elle a même demandé à assister à la première de mon spectacle, Poésie ? … qui avait débuté en janvier.
Chapitre 8
Carte ou pas carte ?
Avec Jean-Pierre Marielle, pendant le tournage d’ Uranus , le film de Claude Berri où jouaient aussi Michel Blanc, Gérard Depardieu et Philippe Noiret, nous parlions des nuits entières. Comme des amis. Marielle avait inventé un concept : la « carte ». La carte, c’est plus qu’un passeport. C’est une forme de protection. On peut dire que c’est une domination. C’est un baptême. Ça n’est pas le succès populaire, la carte, mais ça assure le succès critique. En un mot, t’as la carte ou t’as pas la carte ! Libé la donne, Télérama la confirme, Les Inrocks la prolongent.
Selon les règles établies par Marielle, un encarté peut encarter celui qui joue avec lui. Je m’explique : Pierre Dux, pas carte ; jouer chez Chéreau (grosse carte) avec Jane Birkin (très bonne carte) encarte Dux qui finit par avoir la carte. La carte, on tient des jours entiers dessus. L’un interroge, l’autre répond. Deneuve ? Carte. Rohmer ? Bonne carte. Truffaut ? Pas carte. Godard ? Énorme carte ! Benoît Jacquot ? Belle carte. Isabelle Huppert ? Carte gold. Après on fait les variations sur les peintres, les écrivains : Van Gogh ? Grosse carte. Proust ? Bonne carte. Manet ? Pas carte. Mallarmé ? Carte. Houellebecq ? Carte. Céline ? Très grande carte. Victor Hugo ? Pas carte. Anatole France ? Absence absolue de carte. Antonin Artaud ? Belle carte. Rimbaud ? Immense carte.
Il faut dire aussi que Rimbaud n’est pas seulement celui, d’après Cioran, qui « a émasculé la poésie pour un siècle. Voilà la condition des génies. Ils rendent impossible leur suite » [64] Emil Cioran, Cahiers (1957–1972), Gallimard, 1997, p. 305.
. Il est aussi la névrose des comédiens. Cioran encore (bonne carte) : « Les comédiens détruisent le secret inavoué du poète. »
Avec Rimbaud, c’est une certitude. Ce n’est pas une pose. C’est un fait. L’exécution sonore d’une voix d’acteur sur le texte est évidemment le plus grand acte d’impureté. Et « Le Bateau ivre » est insaisissable. Les biographes racontent que Rimbaud l’avait dans la poche quand il est arrivé gare de l’Est. Il l’avait écrit quand il a appris qu’on l’avait invité à Paris. Il avait 17 ans. Verlaine est venu le chercher et l’a emmené chez lui, à Montmartre, rue Nicolet. Qu’a pensé Verlaine quand il a découvert sur des feuilles froissées : « Comme je descendais des Fleuves impassibles… » ?
Le comédien, lui, l’aborde comme une langue étrangère. On peut presque dire que « Le Bateau ivre » [65] Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre », Œuvres I, op. cit., p. 184.
, c’est du perse, du sanskrit. La phrase de Cioran « il faut interdire aux Français de dire le moindre vers », je la prends à mon compte et pour ce poème particulièrement. « Le Bateau ivre », je peux en témoigner, il m’a fallu une bonne année de travail pour l’approcher.
Les premiers jours, on ne sait pas ce que l’on dit. Authentiquement. On ne sait pas ce que l’on dit. On essaye déjà de trouver le phrasé en séparant dans un premier temps des blocs. Ces blocs ne sont pas faciles à séparer. Mais nous ne sommes pas chez Hugo. « Booz était couché de fatigue accablé ; / Il avait tous les jours travaillé dans son aire… » [66] Victor Hugo, « Booz endormi », La Légende des siècles, Poésie-Gallimard, 2002, p. 40.
On comprend, ce sont des faits. Il n’y a qu’à suivre la grammaire et la sonorité pour qu’un sens évident s’impose.
Il n’y a pas de faits apparemment saisissables chez Rimbaud. Mais il y a des rythmes, donc, et des groupages. Pendant quelques mois, on a un travail de mémorisation, de groupage de mots et les groupages ne t’entraînent pas à un sens. « Comme je descendais des Fleuves impassibles, Je ne me sentis plus guidé par les haleurs. » [67] Arthur Rimbaud, « Le Bateau ivre », Œuvres I, op. cit., p. 184.
À force de répéter et de l’exécuter, les rythmes, la ponctuation, quelques silences apparaissent. Mais un problème reste entier : sa signification, son secret, en un mot son sens interne.
C’est ça, la singularité hallucinante de Rimbaud. Comme on ne comprend pas ses Illuminations , comme personne ne comprend, tout le monde s’est investi pour expliquer. Ce n’est même pas abscons comme Mallarmé, volontairement déconstruit comme les surréalistes. C’est impénétrable. Le phénomène Rimbaud est donc devenu aussi un phénomène bibliographique. On a écrit sur lui comme sur Jules César, Jésus, Napoléon. On est allé en Abyssinie sur les traces du voyageur. C’est horrible, l’Abyssinie. Il a été dans le pire trou, Rimbaud. L’Abyssinie, c’est froid la nuit, chaud le jour. Il y avait des chameaux, des voleurs partout, des grosses roches hostiles.
Un phénomène bibliographique, donc. Universitaires, psychiatres, mystiques : des dizaines de milliers de livres sur Rimbaud. Ouvrons André Dhôtel : « La pensée de Rimbaud semble remonter à l’origine d’un problème qui hante la pensée moderne. » [68] André Dhôtel, Rimbaud et la révolte moderne, Gallimard, 1952 ; rééd. La petite vermillon, 2004.
C’est du costaud. Mais plus on avance dans la critique explicative, et moins on comprend.
Il faut reconnaître qu’il concentre énormément d’interrogations : la malédiction, l’homosexualité, l’incompréhension. On songe à Nietzsche : « Je n’écris pas pour être compris, j’écris pour tenir à distance. »
Il y a une correspondance entre Nietzsche et Rimbaud. Nietzsche :
Il y a une sauvagerie parfaitement peau-rougesque, particulière au sang indien, dans la façon dont les Américains aspirent à l’or ; et leur frénésie de travail — le vrai vice du nouveau monde — commence déjà à ensauvager par contagion la vieille Europe en y décimant d’étrange sorte la pensée. On a maintenant honte du repos ; on éprouverait presque un remords à méditer. On pense, montre en main, tout de même qu’on déjeune, un œil sur le courrier de la Bourse […]. « Mieux vaut agir que ne rien faire », voilà encore un de ces principes chargés à balle qui risque de porter le coup de grâce à toute culture supérieure, à toute suprématie du goût. Cette frénésie du travail sonne le glas de toute forme ; pis, elle enterre le sentiment même de cette forme, le sens mélodique du mouvement ; on devient aveugle et sourd à toutes ses harmonies. […] On manque de temps, on manque de force à consacrer à la cérémonie, au détour de la courtoisie, à l’esprit de conversation […]. Parce que la vie devenue chasse au gain […]. La véritable vertu consiste maintenant à faire une chose plus vite qu’un autre. [69] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 329, op. cit., p. 264–265.
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