Nous travaillons beaucoup, énormément, jusqu’à l’épuisement. Nous faisons le film. Un an plus tard, c’est la première aux Champs-Élysées. Tout Paris est là. Le président de la République, la Sorbonne, les intellectuels. Deleuze, Foucault, Lacan. La crème. Devant ce public, ces autorités, je suis Pretty Woman , je suis sidéré.
Le cinéma est immense et très vite je comprends qu’il n’est pas seulement peuplé de fans de Chrétien de Troyes ou de fans d’Éric Rohmer. Il y a beaucoup de gens normaux qui ne connaissent pas le premier et très mal le second. Ils ont vu « quête du Graal » sur l’affiche : ils se sont sans doute dit : c’est les Monty Python, on va aller le voir. Mais ce n’est pas Terry Gilliam, c’est Chrétien de Troyes ! Et là, le film [52] Chrétien de Troyes, Perceval ou le conte du Graal, adaptation d’Éric Rohmer.
commence. Mille cinq cents personnes dans le public. Des stars partout. Fanny Ardant. Du gros. Du très gros.
Premières images, on découvre le décor. Du ciment peint en vert sur 2 500 mètres carrés pour symboliser l’herbe. Un ciel bleu qui tourne à l’infini et qui symbolise l’infini. Un arbre en fer complètement pas normal et des châteaux tout petits. Plus petits que les acteurs et peints en or ! Premier plan : le chœur. Trois femmes, deux hommes qui, face à la caméra, dans ce décor incroyable, récitent sur un air doux et médiéval :
Ce fut au temps qu’arbres feuillissent
Herbes et bois et prés verdissent
Et les oiseaux en leur latin
Chantent doucement au matin.
Et c’est chanté ! Dans le public, il y en a déjà un paquet qui se dit : « Ça ne va pas être pour nous le Chrétien de Troyes ! »
Ce fut au temps qu’arbres feuillissent
Herbes et bois et prés verdissent.
Sans doute pas des mordus de l’octosyllabe… Je sens du désarroi.
J’arrive alors, comme Fernandel dans La Vache et le Prisonnier . J’ai 23 ans, les cheveux longs. Naïf, un peu bête. Je suis avec mon cheval. Le chœur, en chantant, accompagne mon entrée :
Ainsi en la forêt, il entre
Et maintenant le cœur du ventre
Pour le doux temps lui réjouit,
Et pour le chante qu’il ouït
Des oiseaux qui joi-e faisaient
Des oiseaux qui joi-e faisaient
Toutes ces choses lui plaisaient.
« Il ôta au cheval son frein », dit le chœur. J’enlève le mors de l’animal. Et le chœur poursuit : « Et le laissa aller paissant par l’herbe fraîche verdoyante. »
Ça va se vider très vite… Quand le cheval part « paisser » sur du ciment, il y a résistance de la part du public. « Mais il ne peut pas paître sur du ciment, le cheval », s’interrogent les spectateurs.
Le chœur poursuit en disant que des chevaliers arrivent. Il y a cinq vieux chevaux qui tournent autour de l’arbre de fer. Et je vois les chevaliers. Je crois que c’est Dieu parce que c’est un puits de lumière. Je m’agenouille parce que la mère de Perceval lui dit : « Tu t’agenouilles si tu vois Dieu. » Je me mets à prier. « Qu’est-ce que t’as ? » lance le chevalier. « N’êtes-vous Dieu ? » lui répond Perceval. « Non par ma foi. — Qu’êtes-vous donc ? — Chevalier. » Les acteurs accompagnent chaque vers de gestes vaguement ridicules. Au milieu de cette scène incroyable jaillissent des vers sublimes : « Quand chevaliers adoubés furent, le jour même au combat moururent. » Ça n’a l’air de rien, mais l’adaptation de Rohmer est fluide et lumineuse.
Mais c’est trop tard. Il y a déjà des dizaines de mecs qui se barrent du cinéma.
Le chœur poursuit et dit que le héros « en ville arriva ».
La ville, c’est une tour, avec une femme plus grande que la tour. Une grosse tête au-dessus d’une petite tour. Pour retrouver la naïveté des enluminures du XII e siècle, dira Rohmer. Mais les gens se foutent des enluminures : ils sont au cinéma. Ils ne comprennent pas pourquoi la tête sort de la tour !
La femme dit : « Qui donc appelle ? » Je réponds : « Bel ami, un chevalier suis et vous prie que dedans me fassiez entrer et l’hôtel pour la nuit prêtez. » Et là, le pont-levis descend. Je suis accueilli avec mon cheval par la patronne du château. Blanchefleur jouée par Arielle Dombasle !
La salle de cinéma déjà est presque déserte. Un désastre.
Une fois le film terminé, le directeur de la Gaumont de l’époque vient me voir et me dit : « Vous n’êtes pas pire qu’un autre, Luchini, mais c’est votre dernier film. » Je m’apprête à repartir, déprimé, et là on me dit : « Fabrice, remonte, il y a Rohmer qui fait une rencontre avec les universitaires. »
Je retourne dans le cinéma. Il reste 113 personnes sur les 1 500. Au moment où j’entre, je vois un prof qui se lève, le doigt en l’air, et qui prend la parole en disant d’une voix définitive : « Je m’oppose radicalement au concept de l’acier au XII e siècle. »
Qu’est-ce que je peux répondre à un truc pareil ? J’ai été coiffeur, moi, à 14 ans. Rohmer répond : « Je vais vérifier. » Il met une demi-heure à trouver la réponse et me laisse seul avec tous les profs avec rien d’autre à leur proposer que des vers de Chrétien de Troyes. Au bout d’une demi-heure, Rohmer revient en disant : « Euh, Euh… Vous avez raison. Ça n’existait pas l’acier au XII e siècle. »
Je descends, je reviens dans le 9 e, rue Cadet, complètement déprimé. Le plus grand critique de l’époque, Jean-Louis Bory, la star des stars, l’animateur du « Masque et la Plume », écrit : « Quel dommage que Perceval soit joué par ce Niguedouille sans charme. » Le lendemain matin à neuf heures, coup de téléphone : « Achète Le Nouvel Obs ! » Non, déjà dans France-Soir , François Chalais avait écrit : « Quant à Fabrice Luchini, il ressemble à Serge Lama dans La Dame aux camélias . » Je descends modestement. Je vais inquiet jusqu’au marchand de journaux. Je demande Le Nouvel Observateur et je le feuillette fébrilement pour voir s’il n’y a pas de saloperie supplémentaire et là je vois la chronique de Roland Barthes. « Et si Barthes me démolissait », je me dis en sentant monter l’angoisse. Roland Barthes, alors, c’est le pape de la littérature. L’un des géants du structuralisme et de la sémiotique. Il tient une chronique dans Le Nouvel Obs .
Je tombe sur la critique de Perceval le Gallois . Et ces lignes inouïes qui font un éloge exceptionnel du film et de son héros.
Note de l’éditeur
Nous invitons le lecteur à se reporter à l’édition papier de Comédie française. Ça a débuté comme ça pour lire les extraits de la chronique de Roland Barthes qu’il nous a malheureusement été impossible de reproduire dans l’édition numérique.
Roland Barthes : on est au sommet !
Les Baux-de-Provence, 14 août 2015
Domaine de Manville
Si j’avais le génie de La Fontaine, j’essaierais une fable. Le drame, c’est que je n’ai que le titre, rien d’autre. Définitivement rien d’autre.
Ce serait : « Le Carrossier, l’Entrepreneur de BTP et le Président. »
Promenade ce matin le long d’une route à côté des Baux-de-Provence. Comme d’habitude, ça continue, en moins bleu peut-être.
Nature plus riche que Paros. Luxuriante, diraient les connaisseurs.
Tout d’un coup, un couple. Une voiture rangée sur le côté. Ils donnent à manger à leur chien. Fermés au début. Un petit échange, chacun termine son projet.
Sur le chemin du retour, ils sont toujours là. On s’approche ; ils sont de Lyon. Échange sur l’animal. Ça rapproche. La femme a un doute, elle se dit qu’elle m’a déjà vu. Elle n’identifie pas du tout le nom. Un souvenir vague. Elle me demande de préciser, je m’exécute. Elle m’a vaguement vu à la télévision. Par contre, lui, jamais entendu parler. Il ne sait pas, mais alors pas du tout qui je suis. Il ne fait même pas d’efforts. Il est carrossier pas loin de Lyon. Je pensais qu’il était à son compte. En réalité, non, il est employé. Il attend la retraite ; ça fait trente-huit ans qu’il est carrossier. Aucune envie d’avoir son entreprise. Ils ont l’air bien tous les deux. Peut-être lui plus fermé. Moins ouvert qu’elle. C’est souvent le cas, les femmes sont plus ouvertes. On est reparti chacun de notre côté.
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