Ce qu’il faut bien comprendre, enfin, c’est qu’une phrase n’est jamais une information. Celui qui veut dire aux gens quelque chose, il est foutu ! Il n’y a rien à dire aux gens. Les gens n’ont rien à comprendre, il faut qu’ils sentent. Et pour qu’ils sentent, il faut que le comédien sente.
Écoute, mon ami, dit Jouvet, pour être comédien, il faut se montrer . C’est d’abord un plaisir de vanité pure et de présomption téméraire. Il dure (parfois) jusqu’à la mort. Mais si un jour tu t’aperçois de cela, tu auras découvert l’important du métier ; peut-être est-ce son but, sa fin essentielle. Car tu comprendras, tu seras sur le chemin de comprendre, que pour bien pratiquer ce métier l’important est dans le renoncement de soi pour l’avancement de soi-même .
Prenons cette scène prodigieuse des Femmes savantes . Elle met en scène deux littérateurs, deux intellos bas de gamme : Vadius et Trissotin. Trissotin est l’homme cultivé dont les femmes sont folles ; il parle bien et elles le trouvent formidable parce qu’il trousse madrigaux, épigrammes, sonnets. Trissotin introduit Vadius en leur présence :
TRISSOTIN
Voici l’homme qui meurt du désir de vous voir.
En vous le produisant, je ne crains point le blâme
D’avoir admis chez vous un profane, Madame,
Il peut tenir son coin parmi de beaux esprits.
PHILAMINTE
La main qui le présente, en dit assez le prix.
TRISSOTIN
Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,
Et sait du grec, Madame, autant qu’homme de France.
PHILAMINTE
Du grec, ô Ciel ! du grec ! Il sait du grec, ma sœur !
BÉLISE
ARMANDE
Du grec ! quelle douceur !
PHILAMINTE
Quoi, Monsieur sait du grec ? Ah permettez, de grâce
Que pour l’amour du grec, Monsieur, on vous embrasse.
( Il les baise toutes, jusques à Henriette qui le refuse .)
HENRIETTE
Excusez-moi, Monsieur, je n’entends pas le grec.
PHILAMINTE
J’ai pour les livres grecs un merveilleux respect.
VADIUS
Je crains d’être fâcheux, par l’ardeur qui m’engage
À vous rendre aujourd’hui, Madame, mon hommage,
Et j’aurais pu troubler quelque docte entretien.
PHILAMINTE
Monsieur, avec du grec on ne peut gâter rien.
TRISSOTIN
Au reste, il fait merveille en vers ainsi qu’en prose,
Et pourrait, s’il voulait, vous montrer quelque chose. [48] Molière, Les Femmes savantes, Acte III, scène 3, op. cit., p. 53–54.
En quelques mots, Molière a campé le décor et la situation : on se croit à la fin d’un repas familial, lorsque quelqu’un donne une bourrade à son voisin en lui disant : « Allez, tu sais bien la chanter, vas-y ! Mais vas-y donc ! »
TRISSOTIN
Vos vers ont des beautés que n’ont point tous les autres.
VADIUS
Les grâces et Vénus règnent dans tous les vôtres.
TRISSOTIN
Vous avez le tour libre, et le beau choix des mots.
VADIUS
On voit partout chez vous l’ithos et le pathos.
TRISSOTIN
Nous avons vu de vous des églogues d’un style,
Qui passent en doux attraits Théocrite et Virgile.
VADIUS
Vos odes ont un air noble, galant et doux,
Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.
TRISSOTIN
Est-il rien d’amoureux comme vos chansonnettes ?
VADIUS
Peut-on rien voir d’égal aux chansons que vous faites ?
TRISSOTIN
Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux ?
VADIUS
Rien de si plein d’esprit que tous vos madrigaux ?
TRISSOTIN
Aux ballades surtout vous êtes admirable.
VADIUS
Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.
TRISSOTIN
Si la France pouvait connaître votre prix,
VADIUS
Si le siècle rendait justice aux beaux esprits,
TRISSOTIN
En carrosse doré vous iriez par les rues.
VADIUS
On verrait le public vous dresser des statues. [49] Molière, Les Femmes savantes, Acte II, scène 7, op. cit., p. 32–34.
Ces compliments fécondent la rupture organique d’état. Mais le dialogue qui s’engage devant ces dames, soudain, tourne au vinaigre :
TRISSOTIN
Avez-vous vu certain petit sonnet
Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie ?
VADIUS
Oui, hier il me fut lu dans une compagnie.
TRISSOTIN
VADIUS
Non ; mais je sais fort bien,
Qu’à ne le point flatter son sonnet ne vaut rien.
TRISSOTIN
Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.
VADIUS
Cela n’empêche pas qu’il ne soit misérable ;
Et si vous l’avez vu, vous serez de mon goût.
TRISSOTIN
Je sais que là-dessus je n’en suis point du tout,
Et que d’un tel sonnet peu de gens sont capables.
VADIUS
Me préserve le Ciel d’en faire de semblables !
TRISSOTIN
Je soutiens qu’on ne peut en faire de meilleur ;
Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur.
VADIUS
TRISSOTIN
Moi. [50] Molière, Les Femmes savantes, Acte II, scène 7, op. cit., p. 32–34.
C’est du pur boulevard. Aucune pièce de théâtre n’offre un malentendu aussi cruel.
« Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur. » Cela fait trente ans que je me demande si j’ai là un grand temps ou un petit temps. Silence. On entend le public qui, dans la salle, joue sa partie : il rit. Tu dois le laisser rire. Il prend son plaisir. À toi, il appartient de ne pas perdre ton sentiment. Et tu enchaînes : « Vous ? » Ils rient encore. « Moi. »
Nouveaux rires.
Si l’on joue cela avec la grosse lourdeur contemporaine, où tout doit être dit, c’est fichu. Prenons la tirade du mari des Femmes savantes . Chrysale lu au premier degré est considéré comme un immonde macho qui veut renvoyer les femmes à la cuisine et au bac à linge. Mais ce n’est pas un manifeste que fait Molière, il s’en fout de la femme à la maison ou pas, ce qu’il décrit c’est un état. L’état d’un homme perdu. Chrysale vient de perdre sa bonne que son épouse a virée parce qu’elle faisait des barbarismes. Le mec est paumé, égaré au milieu de ces femmes complètement investies. Il voudrait simplement qu’on lui fasse un frichti. Il n’en peut plus, alors il explose :
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