CLITANDRE
Je n’irais pas bien loin pour trouver mon affaire.
TRISSOTIN
Pour moi je ne vois pas ces exemples fameux.
CLITANDRE
Moi, je les vois si bien, qu’ils me crèvent les yeux.
Piqué au vif, Trissotin réagit enfin.
TRISSOTIN
J’ai cru jusques ici que c’était l’ignorance
Qui faisait les grands sots, et non pas la science.
L’affrontement est maintenant total. C’est l’esprit français dans toute sa grâce et sa férocité.
CLITANDRE
Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant,
Qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant.
TRISSOTIN
Le sentiment commun est contre vos maximes,
Puisque ignorant et sot sont termes synonymes.
CLITANDRE
Si vous le voulez prendre aux usages du mot
L’alliance est plus grande entre pédant et sot.
Les deux sont maintenant au sommet de leur art.
TRISSOTIN
La sottise dans l’un se fait voir toute pure.
Et Clitandre par un smash gagne le match :
CLITANDRE
Et l’étude dans l’autre ajoute à la nature. [45] Molière, Les Femmes savantes, Acte IV, scène 3, Librio, 2015, p. 68–70.
« Et l’étude dans l’autre ajoute à la nature », ça ne veut rien dire d’autre que « déjà que la nature t’a pas gâté, mais si en plus on y ajoute ta prétention… ». Autrement dit : « Tu es une grosse fiente ! »
Jouvet estimait que la supériorité des personnages du théâtre classique, comme Tartuffe, Dom Juan ou Alceste, interdisait à l’acteur de les jouer en apportant sa propre vie : il fallait au contraire s’en déposséder pour laisser vivre le personnage.
Ce qu’il y a toujours chez toi, disait-il de sa voix étrange à l’un de ses élèves, c’est l’intention de jouer. Tout de suite, tu veux jouer. […] Tu veux mettre là-dedans du sentiment, exprimer quelque chose. Tu ne peux pas. [46] Louis Jouvet, Molière et la comédie classique, op. cit., p. 12.
Un jeune comédien aura tendance à jouer Alceste en y mettant en scène sa propre colère. C’est trop réducteur : cela ne tient pas. S’il ajoute sa colère aux mots de Molière, on ne les entendra plus. Cela peut prendre des années, mais il faut accepter de se contenter de dire les mots de Molière. C’est l’humeur et l’intelligence des personnages qu’il faut atteindre. Jouvet, encore :
Il faut que le théâtre soit propulsé par un sentiment et non par la raison . Ce sont les gens de l’Université qui raisonnent les textes. […] Nous prenons un texte, nous essayons de l’animer, or, ce qui est important , ce n’est pas d’animer le texte, c’est l’état dans lequel est le personnage à ce moment-là . [47] Louis Jouvet, Molière et la comédie classique, op. cit., p. 37.
Quand tu joues du Henry Bernstein, tu peux apporter ton casse-croûte, ta psychanalyse, ton Œdipe, car les personnages sont à peine esquissés. C’est l’auberge espagnole ; chacun y ajoute ce qu’il veut, et c’est très bien. Mais quand tu joues Molière, il faut que tu te dégages de tout apport personnel.
Un jour, Jouvet, dans une rêverie, était à l’Odéon. Tout d’un coup, il imagine une scène étonnante : il y a un immense brouillard qui envahit le théâtre et dans cet immense brouillard, il voit les acteurs qui rentrent. Et, derrière eux, il y a un brouillard encore plus dense : ce sont les personnages, les âmes, Alceste, Philinte. Ils entrent aussi. Ils entrent parce qu’ils ont été affichés. Il imagine l’âme d’Alceste, l’âme de Philinte dans le théâtre. Les âmes montent dans la loge avec l’acteur. Et l’acteur se regarde dans la glace et ne se rend pas compte que le personnage lui fait des signes. Ça ne l’intéresse pas, l’acteur : il est trop occupé à faire des mouvements, à s’enivrer de lui-même et le personnage lui fait des signes pour dire « je suis là ». En vain. L’acteur descend en coulisse, il croise les autres comédiens, et les personnages continuent de dire « laisse-moi entrer » et il ne les laisse pas entrer. Et Jouvet termine par cette idée merveilleuse : quand tout sera éteint, quand le public sera parti, enfin, les personnages se retrouveront sur scène pour jouer la pièce.
Jouvet, toujours :
Il n’est rien de plus faux, ni rien de plus vrai que le théâtre. Car on ne peut rien savoir sur le théâtre. Encore moins que partout ailleurs. C’est très compliqué. Mais c’est la seule énigme bienfaisante dans la vie des hommes : la seule efficace. Tout au théâtre est mêlé et emmêlé. Tout est en reflets… Et le comédien ne sait pas penser. C’est sa vertu. Penser est le contraire de sa profession, de ses exercices.
Comment devenir Alceste ? Par une pratique de la respiration, par une lente insinuation, par la « diction », la diction qui est, selon Jouvet, la « base de notre métier ». La diction, ça n’est pas « articuler ». Ce ne sont pas les hommes politiques qui articulent pour être compris et qui nous parlent comme à des demeurés. La diction c’est s’approcher par le geste de ce larynx, de ce matériau sonore qui existe dans une phrase de Molière ou de Racine.
Il faut savoir que les dictions s’adaptent à l’œuvre. Il n’y a pas de diction standard comme la nourriture d’une chaîne de restaurants où l’on mange tous le même poulet. Chaque auteur exige une diction. Ce n’est pas la même pour Molière. Ce n’est pas la même pour Racine. Ce n’est pas la même pour La Fontaine.
Et puis chez Molière, comme dans tout le théâtre du XVII e siècle, il y a une contrainte absolue : le problème du vers. Faut-il chercher à tout prix le naturel, alors que la langue reste celle du XVII e siècle, à laquelle l’alexandrin impose un rythme particulier ?
Qu’est-ce qu’un alexandrin ? Comment le dit-on ? Comment le respire-t-on ? Comment le restitue-t-on, sans se laisser happer par sa forme, car cela en détruirait le sens ? Un homme qui joue l’alexandrin doit donner l’impression que c’est parlé, et pourtant, ça ne l’est pas ; cela obéit à un rythme qui doit être respecté. Mais si c’est récité, on périt d’ennui.
Un vers impose, par sa musicalité, une distance, au même titre que le décor, les costumes, les lumières. Il est là pour faire sentir au spectateur qu’il regarde, qu’il écoute, qu’il assiste à une réalité sublimée : un spectacle greffé sur la réalité, mais qui la surplombe et la transfigure en lui donnant une saveur d’éternité. Si tu respectes la structure, la jouissance sera encore plus grande. Obéis au texte. Quand c’est aussi bien écrit, il faut se soumettre, être un interprète musical. Le vers de Molière, c’est la contrainte de cet alexandrin qui produit la vie, et non pas la vie qui ne s’épanouirait que quand elle est débarrassée de la contrainte.
La rime, c’est un cadeau supplémentaire, il n’y a pas besoin de la jouer.
« Pour moi je ne vois pas ces exemples fameux. — Moi, je les vois si bien, qu’ils me crèvent les yeux. » On n’a pas besoin d’appuyer sur « yeux ». Mais la rime est là, elle est donnée. Celui qui pérore boursoufle le texte, et le texte disparaît. Cela fait quarante ans que je suis sur ces phrases-là. Elles m’obsèdent.
Être un acteur, c’est ce moment, à la seconde où tu dis le vers, où tu le ressens, et où il t’inspire un geste théâtral que tu n’avais pas prévu. Quand tu aimes la cadence, c’est magique. Pourquoi est-ce que cela me paraît de plus en plus drôle, au fur et à mesure que je joue ces scènes ? Parce que je suis de plus en plus près de la structure du vers, je ne rajoute rien. Est-ce que je me dépersonnalise en suivant le conseil de Jouvet ? Moi qu’on dit bon client, un cabot, un qui en fait trop, un qui passe en force, un qui fait le show ?
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