À cet instant je n’ai plus peur de partir.
Je n’ai toujours pas froid. Ni chaud. Je ne ressens plus rien de physique.
Mourir de la même mort que ceux qui sont morts avant moi. En écrivant ces lignes, je me refuse à faire de ce livre un cimetière de marins. Pourtant, ils sont nombreux, ceux de mes amis qui ont disparu.
Je suis une femme passionnément amoureuse de la vie. Amoureuse de la création. Amoureuse des êtres. L’amour a toujours été mon commencement et ma fin, mon alpha et mon oméga. Amour d’un jour, d’un soir. Amour espoir, désespoir. Amour éphémère, amour fidèle, infidèle. Amour passion, amour fusion, amour éternel, amour trahison. Amour jaloux, amour déçu, amour sexuel, amour bestial. L’amour a comblé ma vie tous les jours.
Pourtant, la disparition de mes amis au fil des années laisse un goût de sel dans la bouche. En mer, je sens l’esprit de mes amis disparus planer à la surface des eaux. Ils m’accompagnent dans chacune de mes solitudes marines. Il n’est pas rare que je les rencontre. Dans les moments difficiles, je sais qu’ils m’ont aidée. Sont-ils du nombre des marins disparus dont les âmes viennent hanter la baie des Trépassés? Entre la pointe du Raz et celle du Van, ce littoral accueille selon la légende tous ceux que la mer a engloutis. Les nuits sans lune, si un pêcheur s’aventure dans ces eaux, les âmes des morts le supplient de les prendre à bord. Le pêcheur amène alors les élus sur l’île des Bienheureux, avant de s’en retourner chez lui attendre que l’aube efface de sa mémoire tout souvenir de ce voyage au royaume des disparus.
Mon téléphone s’allume à nouveau. Cette fois c’est ma mère.
«Maman, je me noie.»
Je répète la phrase plusieurs fois. Ma voix est faible.
«Tiens bon ma chérie!»
Elle vit ma mort en direct. Comme cela doit être horrible d’entendre sa fille se noyer depuis un combiné de téléphone, et de ne pas pouvoir agir! Je regarde le ciel. Même au seuil de la mort, cette beauté me ravit. La beauté, commencement et fin de tout.
Je me souviens de cette tempête affrontée lors de ma première Route du Rhum, en 1978. J’avais tout affalé. Dieu, que la mer était belle! En 1986, lors de ma troisième Route du Rhum, avec mon catamaran Énergie et Communication , j’avais encore essuyé un très mauvais temps. Une terrible tempête m’avait frappée. Mon bateau — un catamaran de vingt-cinq mètres — se cassait; il se tordait dans tous les sens et se fissurait. Je marquais les cassures au feutre pour voir comment elles progressaient. Malgré cette violence des éléments et les dangers courus, jamais le sentiment de la beauté qui m’entourait ne m’a quittée. J’éprouvais un bien-être mystique, pareil sans doute à celui que peuvent éprouver les moines. Habitée par une véritable paix intérieure, réconciliée avec le monde, je nageais dans le bonheur. Plus rien n’avait d’importance, hormis le fait d’exister, tout simplement. De vivre. Libre. Délivrée. Je savais bien sûr qu’il ne fallait pas chavirer. Je restais des heures à contempler la mer déchaînée. Je me souviens des aurores australes dans les cinquantièmes hurlants. Ces rais de lumière rouge, verte, blanche, qui s’élèvent vers le ciel pour converger au zénith, m’invitaient à reconnaître qu’il devait bien exister, là-haut, un chef d’orchestre pour diriger cette merveille!
Je me sens parfois dans la peau d’un grand découvreur, d’un Christophe Colomb, d’un James Cook. Je n’ai certes pas ouvert les voies qu’ils ont découvertes, mais j’ai vu les mêmes choses! Alors que ceux qui refont la route de Marco Polo ne reconnaîtront rien de ce qu’il a vu. Les siècles ont tout effacé, et enfoui les paysages de ses haltes sous les usines et le béton. La mer est un monde encore vierge. Sur la mer, l’homme n’a rien construit. Malgré sa disparition, on ne trouvera sur l’océan aucune allée ou rue Éric-Tabarly. Et sur le sable des rivages, l’empreinte de mon pied sera effacée aussitôt après avoir été creusée. Les paysages maritimes sont toujours beaux, même lorsqu’il fait mauvais temps. Et parfois si la présence de l’homme est incontournable, son emprise reste noyée dans le paysage marin, comme frappée du sceau des océans. Voilà pourquoi je n’aime pas les ports de plaisance, ils ne me racontent aucune histoire. J’aime les ports de pêche, les ports de commerce. Je pense aux ports de Brest, de Marseille, du Havre; je pense aux docks de New York. Ces lieux invitent aux voyages, aux grands départs. Christophe Colomb, enfant, traînait sur le port de commerce en regardant les bateaux partir au loin et disparaître à l’horizon. C’est de cette contemplation que lui est venue l’envie d’aller explorer ce qu’il y avait au-delà, à une époque où on ne parlait que de monstres grouillant derrière le monde connu.
Je vais donc rejoindre le ciel. Ce ciel peuplé de milliard d’étoiles, de galaxies inconnues, d’amour, de bonheur et d’éternité.
Je suis sonnée. Mes pensées se font confuses. Où vais-je aller? Vers quelle étoile?
J’ai cessé de parler. Je suis à bout.
Je songe à mes amis disparus. La plupart ont laissé un nom. Dominique Guillet? Disparu lors de la course autour du monde en 1973. Alain Colas? Disparu lors de ma première Route du Rhum, en 1978. Loïc Caradec? Disparu, encore pendant la Route du Rhum, en 1986. Olivier Moussy — disparu au moment même où je chavirais en 1988. Marc Linski, qui a habité chez moi un an et que je considérais comme un frère — disparu. Paul Vatine, dont j’ai été l’équipière une saison durant — disparu. Tabarly, mon héros — disparu tragiquement. Daniel Gilard et Gerry Roof — disparus! Et la liste serait longue, si j’y ajoutais ceux dont la postérité n’a pas voulu.
Éric Tabarly a pris un coup de bôme, il est tombé, au large de l’Irlande, sans gilet de sauvetage, sans lampe frontale. Le moteur du bateau était en panne. Ses coéquipiers n’ont rien pu faire. Ils ont entendu un faible appel au secours, mais dans la nuit, sans repère ni radio, il leur a été impossible de le localiser; on peut imaginer la détresse de ceux qui sont restés à bord et sont revenus avec un grand absent… Tabarly a fait découvrir la voile en France et nous a vengés de Trafalgar. Il est aussi le seul marin qui descendit en triomphe les Champs-Élysées. Lorsqu’une grand-messe a été célébrée à la base aéronavale de Brest, pour le repos de l’âme de Tabarly, alors qu’on n’avait toujours pas retrouvé son corps, des centaines de personnes s’étaient rassemblées.
Le même drame est arrivé à Halvard Mabire. Il naviguait en double et a vu disparaître Daniel Gilard, sous ses yeux, emporté par une vague. Il n’a rien pu faire pour le récupérer. Le poids de la solitude de ceux qui restent en laissant un compagnon en mer est terrible.
Même scénario pour Jean Maurel qui a été emporté depuis par un cancer. Jean faisait partie de mes meilleurs amis hommes; j’entretenais avec lui les mêmes rapports qu’avec mes meilleures amies femmes. Aucune histoire d’amour n’était venue compliquer nos rapports. Mais je lui confiais tout comme à mes copines. Jean faisait la Transat en double avec Paul Vatine. Le bateau s’est retourné pendant que Jean se reposait à l’intérieur. Lorsqu’il a pu sortir sur la coque chavirée du bateau, Vatine n’était plus là.
Je me souviens aussi de cette frayeur lors d’un chavirage, durant la course Québec-Saint-Malo. Nous étions quatre à bord. Très fatigués de ne pas avoir dormi pendant trois jours, nous nous étions accordé trente minutes de repos chacun. Après une petite sieste, tandis que j’enfilais mes bottes, le bateau s’est dressé à la verticale — et là tout a basculé. Je me souviens que tout s’est passé très lentement, comme au ralenti. Le bateau, doucement, s’est dressé tel un cheval qui se cabre. Il est resté en équilibre durant quelques fractions de seconde — puis, brutalement, il s’est retourné. Les objets sont tombés; l’eau s’est engouffrée. Nous avons chaviré. Le bateau semblait immobile. Plus aucun bruit. L’eau montait jusqu’à nos genoux. Tout paraissait en apesanteur, les objets volaient, se déplaçaient tout seuls. Le monde était à l’envers et tout semblait flotter dans un silence étrange. À vingt-cinq nœuds, il y a beaucoup de bruit. Là, tout s’est arrêté. Nous pataugions sur ce qui aurait dû être le plafond du bateau. Heureusement, la trappe de survie qui permet de sortir était restée au-dessus des flots. Mickey s’est extrait du bateau pour aller voir comment se portait Maurel — c’était lui qui tenait la barre au moment du chavirage. Pas de Maurel. L’idée m’a alors traversée: nous étions partis à quatre, nous n’allions tout de même pas rentrer à trois! Nous l’avons cherché. Soudain, une main tendue est apparue. C’était Maurel qui s’accrochait sous le filet, épuisé. Il n’arrivait pas à ouvrir sa poche pour prendre son couteau et couper les mailles. Brassé par la mer déchaînée et les débris du mât, il avalait de l’eau. Il se noyait. Nous l’avons récupéré in extremis . Lorsque le Super Frelon de l’aéronavale est venu nous hélitreuiller quelques heures plus tard, Maurel est parti directement à l’hôpital: il avait de l’eau dans les poumons.
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