FLORENCE ARTHAUD
Cette nuit, la mer est noire
J’ai basculé en une fraction de seconde. Je suis dans l’eau. Il fait nuit noire. Je suis seule. Je tourne la tête en tous sens, instinctivement. Je vois mon bateau qui s’éloigne. Je cherche un repère. Une lueur. Un objet. Un signe de vie. Rien. Je suis absolument seule. Isolée dans l’immense masse sombre et mouvante de la mer. Dans quelques instants, la mer, ma raison de vivre, va devenir mon tombeau. Effacer toute trace de mon existence. M’engloutir. Je pense à ma fille Marie. Elle va être orpheline. Je me dis que c’est impossible. Pourtant c’est là. Évidence effrayante qui me laisse hébétée. Le silence remplit tout. Dans les ténèbres liquides, l’effroi prend peu à peu possession de moi. Mon bateau a été secoué par une vague plus forte que les autres — peut-être une vague de paquebot. Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’est totalement irréaliste. Un instant avant, j’étais accroupie sur le balcon arrière du voilier. Ne me demandez pas ce que je faisais, c’est facile à deviner. Je ne me tenais pas. La vague a secoué le bateau. J’ai perdu l’équilibre J’ai été projetée en arrière. Jetée à l’eau culotte baissée. C’est sinistre et ridicule. Dérisoire et terrible. Je n’ai pas de gilet de sauvetage. Il ne me reste que ma lampe frontale. Une lueur insignifiante au milieu de nulle part.
Il était vingt-trois heures ou minuit, je ne sais plus. C’était la nuit du changement d’heure entre l’été et l’hiver. La nuit du 29 au 30 octobre. Revenant de Rome, je naviguais au large du cap Corse en direction de Marseille, mon port d’attache, d’où j’étais partie deux mois auparavant pour une croisière solitaire. Le temps était magnifique, la mer calme. Une nuit idéale après le gros temps de la veille où les conditions météo avaient été vraiment difficiles. La mer était grosse, et le vent portant soufflait fort entre les îles qui bordent la côte italienne. J’avais été obligée de barrer, car le pilote ne tenait pas. En croisière, je n’aime pas ça. J’ai tellement barré pendant mes courses océaniques, que, lorsque je vogue sur les flots sans concurrents à battre, pour le seul plaisir de retrouver ma liberté et de rester face à face avec l’immensité du ciel et de la mer, c’est une corvée. Finalement, en longeant la côte de l’île d’Elbe, la mer et le vent s’étaient calmés, et j’en avais profité pour dormir un peu: une demi-heure peut-être, en petits sommes de dix minutes accumulés.
Après le cap Corse, les éléments se déchaîneraient à nouveau. Au cœur de cette tempête, je vivais ces moments qui sont pour les marins synonymes d’éternité. J’avais embarqué mon chat Bylka — kabyle, en verlan. Comme son nom l’indique, je l’avais trouvé en Kabylie. Il errait sur le port de Tigzirt, abandonné. J’étais partie de Marseille pour rejoindre l’Algérie. Comme toujours, je voulais être seule sur mon bateau. Profiter de cette intimité avec les vagues et l’infini du cosmos.
La beauté de cette solitude ne peut être décrite que par ceux qui la vivent. Beauté de ce décor sauvage; beauté de la liberté goûtée ici sans entraves; beauté de cet univers mystique et fascinant; beauté de ces moments magiques où le temps n’existe plus et où les rêves peuvent devenir réalité.
Cette poésie de la nature et des éléments est devenue pour moi aussi envoûtante que les moments extrêmes que j’ai connus en course, lorsque le manque de sommeil nous plonge à la limite des hallucinations. Ces moments troublants où tout flotte dans un halo, où le quotidien devient bizarre, ces instants où le monde bascule et change de tonalité.
J’étais donc partie deux mois plus tôt vers Alger. Je voulais connaître ce grand port de la Méditerranée où ma mère avait grandi et y arriver par la mer — la plus belle et la meilleure façon de voyager. Lorsque vous arrivez par la mer sur les côtes d’un pays étranger, vous y êtes accueilli fraternellement comme un marin, comme quelqu’un de la famille, de cette grande famille de la mer. Et que dire si de surcroît vous êtes une fille? Dans ce milieu d’hommes, la présence d’une femme ajoute à la fascination.
De Marseille, j’avais rejoint Ibiza et retrouvé ma vieille copine Isabelle Bich. Mon amitié fraternelle pour Isabelle fit l’exception: j’acceptai de rompre ma solitude et je l’embarquai comme passagère. Partie pour un voyage solitaire sur la trace de mes ancêtres, j’étais finalement ravie qu’Isabelle m’accompagne dans cette aventure. Plus qu’une amie, c’est une sœur! Elle est aussi la marraine de ma fille. Nous avons tant de souvenirs communs. Elle était photographe, et nous vivions nos reportages photos comme de grandes vacances. Elle avait couvert le Paris-Dakar et rêvait de revoir Alger. Il n’en fallait pas plus pour me convaincre. Le moment était pourtant mal choisi: nous étions le 11 septembre. Un climat lourd de terreur empoisonnait l’Algérie. Les décennies précédentes, le pays avait été frappé par des séries d’attentats sanglants. Tout le monde nous déconseillait d’effectuer ce voyage.
En prenant le grand large, nous n’avions nulle inquiétude. Les solitudes marines sont inaccessibles aux crispations humaines. Et lorsque après deux jours de mer, la nuit finissant, nous aperçûmes, au loin, les lueurs d’Alger, l’émotion nous gagna. Avant d’accoster, nous ralentîmes l’allure pour profiter du lever du jour flamboyant.
À l’aube, la prière du matin retentissait depuis la Grande Mosquée. Chant venu du fond des âges, du sommet d’un minaret presque aussi haut que la tour Eiffel, le plus élevé du monde méditerranéen.
Après ce moment merveilleux, la vie à terre et son tumulte reprirent leurs droits: une fois à quai, nous dûmes supporter d’interminables palabres avec la douane et la police des frontières. C’était horripilant. Nous n’avions plus rien à manger à bord. Simple fringale ou influence des lieux, je rêvais d’un couscous depuis au moins trois jours. Ce n’est qu’en fin de journée qu’on nous autorisa enfin à sortir de la zone portuaire. Une permission de minuit, que dis-je, une permission de onze heures nous fut accordée. On nous mit en garde contre les dangers que nous étions censées courir, nous, deux femmes seules se promenant à Alger, la nuit.
C’est en avançant au hasard par les rues que je découvris cette ville dont la beauté me fascinait. Alger la Blanche, avec ses arcades et ses immeubles haussmanniens, m’était déjà familière. Sa silhouette auréolée de soleil se dessinait déjà dans ma mémoire, vivante encore des récits de ma famille. Tout au long de mon enfance, ma mère, ma tante et mon grand-père m’avaient fait partager leurs souvenirs, et je ne pouvais m’empêcher d’arpenter Alger en songeant à la ville où avaient vécu mes aïeux.
À Alger m’avait-on dit, ce sont les femmes qui portent la culotte. On serait tenté par un mauvais jeu de mots, en constatant qu’elles portent aussi le voile… Cette contrainte, assumée ou non, est contournée par les jeunes filles avec élégance et virtuosité. Les robes ou les jeans sont souvent portés très près du corps. Quant au voile, réduit à un simple foulard, il ressemblerait presque à un accessoire de mode. Ironie du sort, il suggère même parfois la féminité — sans la dévoiler. Les vêtements présentés pêle-mêle dans les magasins témoignent de cette ambiguïté assumée ou non. Strings et voiles sont vendus dans les mêmes échoppes. En ce qui me concerne, je n’ai acheté que des strings.
Les voiles ne seront jamais pour moi que les outils de mes courses au large et l’expression de ma liberté.
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