J’ai toujours craint ce bleu ineffable. J’imaginais souvent une vie sous-marine encore inexplorée. Les combats entre pieuvres géantes et cachalots au fond des abysses. J’ai renoncé définitivement aux profondeurs marines lors de mes séances de plongée aux Antilles. J’avais une vingtaine d’années et, deux ans auparavant, j’avais subi un terrible accident de la route. J’avais deux fractures du crâne, assorties de deux hématomes au cerveau. J’étais certes vivante, mais il m’avait fallu réapprendre à vivre. Les médecins qui me soignèrent pendant six semaines n’auraient pu voir dans cette jeune fille, aphasique et paralysée, la navigatrice qui, quelques années plus tard, pourrait barrer vingt-deux heures sur vingt-quatre au milieu de la mer en furie et serait capable de monter à vingt mètres, à la force des bras, pour réparer une drisse cassée au sommet d’un mât! Cette capacité de résistance, cette combativité et cet amour sauvage de la vie sont — je l’admet — ce que j’ai reçu de plus beau. Cela a sans doute servi à l’enseignement de beaucoup d’hommes, qui pensaient qu’une telle énergie ne pouvait se manifester dans le corps d’une femme.
Je remontais lentement de cet enfer dans lequel j’avais été plongée à dix-sept ans. J’avais perdu une partie de ma motricité. Ma rééducation fut lente, mais ma guérison totale. On m’avait mise en garde contre les activités qui pourraient bousculer mon système nerveux affaibli.
Pendant deux longues années, j’ai végété. Tout ce qui me plaisait m’était interdit: moto, ski, tennis. On m’interdit notamment de mettre la tête sous l’eau pendant plusieurs mois. J’acceptai cette consigne, mais j’annonçai bien sûr que je voulais faire du bateau. Les médecins prévinrent mes parents qu’ils ne pourraient pas m’en empêcher; la voile ne leur semblait pas une activité dangereuse. Mes parents ont donc capitulé.
Concernant la plongée, j’attendis le délai imposé par les médecins, et ce fut mon frère qui m’accompagna. Je plongeais à soixante mètres. Il s’agissait d’une plongée très délicate, voire risquée, même pour une personne n’ayant souffert d’aucun traumatisme. Lors de ces plongées, j’ai compris que je ne pouvais pas me sentir bien à la fois sous l’eau ET sur l’eau. Sous l’eau, je ne me sens pas libre. Je suis dépendante de ma bouteille d’air comprimé. Il faut attendre telle heure pour rentrer, tant de temps pour les paliers… En mer, sur un voilier, on sait quand on part, mais on ne sait jamais précisément quand on revient. Lorsque j’embarque, j’ai toujours horreur qu’on me demande à quelle heure je compte revenir. Lors de mes sorties nocturnes, lorsque mes mecs me reprochaient mes retards, cela me rendait folle.
Sur l’eau, on peut vivre, manger, parler, chanter à tue-tête… sous l’eau, rien de tout ça. Les abîmes marins et leurs profondeurs me font peur. C’est sur l’eau que je peux poursuivre mes rêves de liberté. Pas de frontières, pas de limitation de vitesse: jamais personne ne sera sanctionné pour avoir navigué trop vite. Bien au contraire.
Mon petit frère Hubert me rappelle. «Tiens bon Florence, tiens bon! L’hélico va arriver.» Je lui lance que ça fait deux heures que je suis dans l’eau. Deux heures! Où est cet hélico? Je perds mes forces. Je commence à avaler de l’eau en proportions inquiétantes. J’essaye de me rassurer. Je me dis que ce n’est pas si grave. Que ça me fera un petit lavement. Peu à peu je perds conscience des choses, du danger, de ma solitude et de la mort qui rôde. Ma réalité s’évapore et ne m’apparaît plus qu’en pointillé. Je sens l’eau qui passe par mon nez. Je me dis que ça non plus, ce n’est pas si grave. Alors qu’elle part droit dans mes poumons. Je le sais très bien. En fait, je commence à divaguer. On m’a toujours dit que la mort par noyade était une jolie mort, sans grande souffrance. On m’a aussi dit qu’avaler de l’eau par le nez marquait le début de la fin. Qu’à un certain moment on est saisi par l’ivresse des profondeurs. On s’endort, on se laisse emporter et on meurt sans souffrance.
J’ai perdu des amis très chers, mais aucune douleur n’égalera celle de la perte de mon frère Jean-Marie.
Jean-Marie a mis fin à ses jours en 2001. Longtemps j’ai refusé de parler à nouveau de cette épreuve. J’ai même hésité à en parler encore dans ces pages.
«À quoi bon? me disais-je. Et pourquoi? Dans quel but?»
Ça ne concerne personne d’autre que lui et moi. Je déteste le voyeurisme. Les déballages d’intimité et de sentiments. Ma vie m’appartient. Celle de mon frère lui appartenait. Personne n’a droit de regard sur sa vie ni sur la mienne. Sachez donc que si je me résous à évoquer sa disparition, c’est au prix d’un effort surhumain. Et pour témoigner de mon amour et de ma reconnaissance pour celui qui fut presque tout pour moi. Pendant des années, le seul fait d’avoir à prononcer son nom me nouait la gorge. Pourquoi en parlerais-je avec plus de facilité maintenant? Pourquoi? Peut-on encore parler, quand un de ceux qui vous sont plus chers que tout a disparu, d’un coup? Je ne sais pas si j’aurai la force d’écrire les mots qui conviennent. Mais comment ne pas évoquer celui qui a été le soleil de mon enfance?
C’était un matin de 2001, l’avant-dernier jour de la régate de Porquerolles en solo. La mère d’une amie d’enfance de ma fille m’a appellée.
«Il est arrivé quelque chose à ton frère.»
La veille, j’avais régaté en solitaire, je tirais un bord devant la plage de Notre-Dame — cette plage où, enfants, Jean-Marie et moi récupérions des cagettes pour construire d’immenses châteaux de sable. J’étais tombée dans un trou de vent et, conséquence fatale, je m’étais fait dépasser par tous les concurrents. Je m’étais mise à pleurer de désespoir. Je me sentais en rage d’être seule bloquée dans ce trou et de voir les bateaux me doubler à bâbord et tribord. J’avais passé la ligne d’arrivée avec des larmes plein les yeux.
Maman m’apprit le lendemain de cette course que mon grand frère s’était donné la mort à dix-huit heures dix-huit. C’était exactement l’heure où, la veille, j’avais fondu en larmes devant la plage de notre enfance.
Depuis sa mort, une partie de moi s’est effondrée. Mon frère m’a tout appris, m’a fait découvrir le monde, la régate, la mer, le ski, l’aventure, le bricolage! Il m’a appris la vie.
Il était âgé de deux ans de plus que moi — l’écart idéal. Il me présentait ses copains et nous naviguions tous ensemble en dériveur. À douze ans, j’étais la seule fille de la bande. L’hiver, au ski, nous étions inséparables; c’est lui qui m’a fait découvrir le hors-piste à Val-d’Isère. Les parents n’étant pas là, nous prenions tous les droits et tous les risques. L’année de mes treize ans, je crois, Jean-Marie avait voulu m’emmener au festival de l’île de Wight. Refus immédiat de la famille, bien sûr. Nous avons vraiment commencé à voyager lorsqu’il a décroché son permis de conduire. Le monde nous appartenait; nous n’avions pas peur de l’avenir. Nous dormions à la belle étoile avec des rêves plein la tête.
Sa mort m’a privée de mon enfance et de mes plus beaux souvenirs de petite fille — de garçon manqué — aimée par un grand frère aventurier.
Cette disparition tragique me laisse inconsolable. Je m’aperçois que je viens d’écrire «sa disparition me laisse inconsolable». Je ne me reconnais pas dans ces mots. Sans doute, parce qu’il n’y a pas de mots… J’aurais préféré le silence à cette page. Mais le silence aurait été une autre manière d’offense.
La peur m’a quittée. Mes forces aussi.
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