Charles Henry s’est payé quelques affiches publicitaires dans les couloirs du métropolitain. Elles n’échappent pas au regard des jeunes gens et des jeunes filles passionnés par cette musique fleurant bon la liberté en ces temps de restriction. Parmi ces jeunes filles, il y a Jeanne. Orpheline [33] Jeanne Barthélemy, orpheline d’un père tué à la guerre de 14–18, a été « adoptée par la Nation en date du neuf mai mil neuf cent vingt par le Tribunal Civil de première instance du département de la Seine », faisant d’elle une pupille de la Nation. Un temps, sa tante Marie envisagea de l’adopter, mais ses démarches n’aboutirent pas. En outre, on notera que plusieurs auteurs assurent que Jeanne Barthélemy associa à son nom de jeune fille celui de « de Maupassant » dans les années soixante. Cela est pure invention. L’un de ses cousins germains se faisait appeler Barthélemy de Maupassant, ce que Jeanne et Louis de Funès trouvaient parfaitement ridicule.
— son père, Louis Barthélemy, employé de commerce à Nancy, a été fauché par un obus à Verdun et sa mère, Marguerite, ne lui survécut que trois semaines, emportée par la grippe espagnole —, elle a longtemps vécu chez sa grand-mère paternelle, « maman Titine », au pied de la butte Montmartre. Jeanne est issue d’une famille prestigieuse, celle de Guy de Maupassant. Sa tante Marie, mariée au comte de Maupassant, est la cousine de l’auteur de Bel-Ami . Mais ce n’est pas pour autant que Jeanne est fortunée. Il lui arrive, à elle aussi, de crier famine, tout comme son frère Pierre chez lequel elle habite, 14, rue de Maubeuge. Quand elle se présente devant Charles Henry, elle ne lui cache pas qu’il lui sera difficile de payer les cours. Non sans une certaine audace, Jeanne lui vante ses talents… sur le clavier d’une machine à écrire. Cela tombe bien, Charles Henry recherche une secrétaire. Ainsi, en échange de cet emploi, elle peut suivre son enseignement gracieusement.
Malicieux hasard, c’est la veille que Louis s’est inscrit. D’entrée de jeu, Charles Henry est étonné par son talent. Il est à ce point subjugué qu’il se demande ce que ce jeune homme vient faire chez lui. Il a même peur, en lui donnant des conseils, d’abîmer son style si particulier, de chasser son naturel. Le jour même de l’arrivée de Jeanne, rue du Faubourg-Poissonnière, Charles Henry l’invite à cesser de taper le courrier pour écouter ce « phénomène ». Charles Henry est surexcité. « Il m’a entraînée vers la salle de cours, et c’est là que j’ai vu Louis pour la première fois , aime se souvenir Jeanne de Funès. Les autres élèves étaient bouche bée [34] Jeanne de Funès à Patrick et Olivier de Funès, op. cit ., p. 27.
. » Elle écoute ce « phénomène » et elle aussi est médusée. Peut-être est-elle déjà tombée sous son charme ? Après que Louis a terminé sa prestation, Jeanne effleure sa main et lui demande s’il peut lui donner des leçons particulières. Trouvant cette inconnue « bien jolie, bien faite et bien habillée », Louis l’invite à venir l’entendre le soir même à L’Horizon et à dîner en sa compagnie. Quelques heures plus tard, Jeanne est rue Vignon.
Louis a fait les choses en grand. Sur la table basse, contre le piano, le champagne et du homard attendent Jeanne. Il se garde bien de lui avouer que sa paie du mois y est passée ! Soudain, pendant une pause, alors que Louis et Jeanne devisent gaiement, « une grande brune, l’air furieux, s’est dirigée vers nous à grandes enjambées et, sans dire un mot, elle s’est postée devant Louis et lui a balancé une gifle retentissante, se souvient Jeanne de Funès . Loin de se démonter, il en a rajouté. Il a basculé à la renverse et s’est affaissé dans le fauteuil comme s’il avait reçu un coup de poing colossal. Cela a déclenché un éclat de rire général ! “Je la connais à peine, m’a-t-il expliqué. J’avais complètement oublié que je lui avais donné rendez-vous.” [35] Jeanne de Funès à Patrick et Olivier de Funès, op. cit ., p. 28.
» Chaque soir, Jeanne vient l’écouter à L’Horizon, tout comme viennent déguster sa folle énergie musicale Daniel Gélin et des apprentis comédiens tels Jean-Marc Thibault ou Jean Lefebvre. Dans cette boîte, infestée d’officiers allemands, Louis s’offre le culot de leur faire chanter en chœur des refrains américains ! Quand il les sent prêts, tel un toréro il donne l’estocade en leur faisant répéter des paroles de sa composition : « Et on l’aura… dans l’cul ! » Jeanne n’est pas la dernière à en rire, même si elle s’inquiète pour ce garçon qu’elle trouve de plus en plus à son goût. Elle est tout aussi chagrinée de le voir prolonger la soirée en jouant pour les copains des airs américains — rigoureusement interdits — une fois les « doryphores » partis rejoindre leurs quartiers.
Le charme de Jeanne n’échappe pas à ces officiers allemands qui souvent la courtisent. Un soir, l’un des patrons de la Kommandantur se plante devant elle et s’incline pour lui baiser la main. Jeanne tremble, elle ne sait comment se sortir de cette situation. Louis abandonne alors son piano et, s’adressant très cérémonieusement à l’homme, il lui lâche : « Permettez-moi de vous présenter ma fiancée… » L’officier claque les talons, s’excuse et part à la recherche d’une autre jolie femme. Ce même soir, attrapant de justesse le dernier métro, Louis et Jeanne échangent leur premier baiser. Louis, bien que timide de nature, lui glisse à l’oreille : « À partir de maintenant, nous sommes fiancés. » Coup de foudre ? Quand la journaliste Laurence Masurel lui pose la question, prenant un air sérieux, Louis de Funès lui répond : « Vous savez, ce qui se passe entre deux personnes est moins simple que cela », mais, en rencontrant Jeanne, « j’ai aussi rencontré une famille extraordinaire, la famille la plus charmante que j’aie jamais rencontrée. J’ai vraiment trouvé une famille [36] Paris-Match , 23 octobre 1976.
».
Une famille qu’il ne connaît pas encore et devant laquelle il va devoir se montrer sous son meilleur jour. Que Jeanne fréquente un pianiste de bar n’inquiète nullement sa grand-mère et ses tantes. En revanche, elles craignent pour sa vie car lorsque Louis raccompagne Jeanne à la station Madeleine, il arrive qu’ils loupent le fameux… dernier métro. Alors, main dans la main, bravant le couvre-feu, ils rasent les murs et se cachent sous les porches des immeubles quand une patrouille allemande surgit. Henri, un ancien boxeur amateur et l’un des oncles de Jeanne, qui tient avec sa femme Justine un hôtel au 13, rue Condorcet, propose à Louis de l’héberger dans une chambre au rez-de-chaussée. Cela a l’avantage d’être juste à l’angle de la rue de Maubeuge, ce qui évitera à Louis de traverser tout Paris pour rejoindre son propre domicile. Il accepte de bonne grâce sans se douter un seul instant qu’un matin trois gestapistes vont demander à voir un certain Louis de Funès de Galarza. Fort heureusement, la présence d’esprit de Simone, la femme de chambre, affirmant qu’il est parti la veille pour une destination inconnue, lui évite d’être arrêté et expédié en Allemagne pour répondre à l’appel du Service du travail obligatoire, le S.T.O.
Louis fait la connaissance de la famille de Jeanne au château de Clermont, qui domine la Loire depuis la colline sur la commune du Cellier, près de Nantes. De style Louis XIII, ce château aux trois cent soixante-cinq ouvertures compte une bonne vingtaine de pièces. Édifié en 1649 par René Chenu, gentilhomme de la Chambre du roi, au nom du duc de Montmorency puis du prince de Condé, il est passé successivement dans les familles de Claye de la Bourdonnaye, de Juchault des Jononières et de Lareinty avant d’être vendu en 1861 au comte Léon Nau de Maupassant. En 1925, les Monuments historiques classent ses vieux ifs, le « Pavillon », la « Pierre de Clermont », le « Rocher de Lourdes », la chapelle avec son retable du XVII e siècle et les tourelles en encorbellement. En 1926 et 1932, le parc et le domaine agricole de cent cinquante hectares sont classés à leur tour. À son arrivée, Louis découvre avec ravissement ce château ne manquant pas d’allure avec son corps central flanqué de deux ailes, ses toits où sont associés ardoise, brique et tuffeau ainsi que son parc de cinquante hectares. Un lieu magique, impressionnant, où la « petite » Jeanne venait régulièrement passer ses vacances.
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