De retour à Courbevoie, Louis tient conseil de famille en compagnie de sa mère et de sa sœur. La disparition de Charles pose le problème de l’éducation de son fils Édouard, surnommé Eddy. En vertu de la loi régalienne, seul un homme peut être son tuteur. Unique homme de la famille, c’est donc à Louis que revient cette lourde tâche. Seulement, l’« oncle Bi », comme l’appelle Eddy, n’ayant pas un sou en poche pour subvenir à son éducation, c’est Mimi qui propose d’élever l’enfant. « Elle m’a inscrit dans un établissement religieux à Neuilly , se souvient Édouard de Funès, mais oncle Bi n’était jamais bien loin. Dans la dernière lettre que mon père avait envoyée à ma grand-mère, il avait d’ailleurs écrit : “ Embrasse bien Bibi.” [25] Témoignage d’Édouard de Funès à l’auteur.
»
Toujours sous le choc, Louis n’en continue pas moins de décorer quelques vitrines et de divertir les clients du restaurant de Neuilly. Comme tous les Français, il ne peut deviner que l’arrêt des hostilités est proche et que le nouveau gouvernement dirigé par le maréchal Pétain va demander l’armistice le 17 juin, puis en accepter les conditions huit jours plus tard. La France est désormais occupée et tout est chamboulé. Un bouleversement qui change bien des choses pour Louis de Funès. Plus question de faire les vitrines des boutiques… pour la bonne et simple raison que les vitrines sont désormais vides. Seule issue possible, s’acharner à dénicher de nouvelles opportunités d’exercer son art de pianiste de bar. Il va à la pêche aux bonnes adresses, frappe aux portes, avec des fortunes diverses. Louis n’ignore pas que dans le quartier de Pigalle, il a plus de chances qu’ailleurs de trouver corde à son arc. Alors il y passe des journées entières et des débuts de soirée en quête de bonne fortune. Parfois, il n’obtient qu’un engagement pour une nuit ou une semaine dans des dancings mal famés. Presque toujours, il doit affronter les humeurs de clients peu respectueux de la musique. Il est conscient qu’il fait danser des truands et il lui arrive même un dimanche après-midi d’avoir juste le temps de se baisser derrière son piano pour éviter une balle perdue ! Mais « le plus comique, racontera-t-il , c’est que ces gens-là témoignaient un respect formidable aux musiciens. Ils avaient du rythme et, pour certains, une fameuse oreille. Ils nous questionnaient sur nos études, s’émerveillaient de notre talent. Ils ne nous ménageaient pas le champagne. À la fin d’un bal, un dur, qui illustra plus tard la chronique judiciaire, me disait d’un ton d’admiration éperdue : “T’es du Conservatoire, toi ! Ne le nie pas, t’en es du Conservatoire, ne l’nie pas !” Et, j’ai répondu : “Bien sûr, mon gars : premier prix.” [26] Louis de Funès à Paule Corday-Marguy, Mon film , 1954.
» Louis de Funès aimera plus tard narrer cette période de sa vie aux journalistes. Par exemple, il confiera à Roger A. Houzé : « Ce fut pour moi une merveilleuse époque. Face au mur, le nez sur le piano, je moulinais gaillardement des airs à la mode. Derrière moi, de temps à autre, le ton montait entre les mauvais garçons, la bagarre commençait. Quand la première bouteille s’écrasait contre le mur, je n’avais que le temps de plonger dans les toilettes avant qu’éclatent les coups de pistolet. Tout ça pour dix anciens francs par nuit. C’était très dur mais vous avouerez que ça ne manquait pas de piment [27] Télé Star, 12 novembre 1977.
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Du piment certainement… mais pas dans son assiette. Louis vit en cette période d’Occupation ce qu’il appelle lui-même le temps des « nouilles grises ». Ce temps où il faut de l’argent pour se payer un peu de nourriture au marché noir. Et Louis manque cruellement de monnaie pour acheter le moindre morceau de viande. Sans aucune honte d’être « un petit pianiste misérable dans des boîtes de nuit de troisième ordre », il ne rechigne pas non plus à faire n’importe quoi pour survivre. « J’ai même été cireur et gratteur de parquets, pas n’importe lesquels, des parquets en losanges. Il fallait frotter dans un sens puis dans un autre avec le pied [28] Louis de Funès à Laurence Masurel, Paris-Match , octobre 1976.
. » Ainsi se passent les semaines et les mois. On le voit l’espace de quelques jours aux Trois Baudets, où il remplace Robert Valentino, le titulaire du clavier. Placé à la droite de la scène, sur le bas-côté, en plein milieu du public, seul, il assure les liaisons entre les différentes attractions, se contentant de faire courir ses doigts sur le piano. « Il le faisait de telle manière qu’on ne pouvait s’empêcher de rire , se souvient le comédien Henri Virlojeux. Il était comme un pianiste de cinéma du temps où les salles obscures mettaient en scène des numéros de music-hall. Tout en étant sombre, de Funès simple pianiste était déjà un personnage [29] Henri Virlojeux à Brigitte Kernel, Louis de Funès, Éditions Jacques Grancher (1987), p. 51.
. » Louis continue encore de faire ses gammes à L’Ascot, rue de Berri, au Gavarni, rue Chaptal, où il est payé « à la soucoupe », c’est-à-dire au pourboire, et, en 1942, il est engagé à L’Horizon, rue Vignon, non loin de la place de la Madeleine.
Là, Louis fait la connaissance d’un autre pianiste, tout aussi autodidacte que lui. Fils d’un cafetier et d’une employée des Postes, Édouard Ruault a 21 ans. Passionné de jazz, le futur Eddy Barclay pianote tout comme Louis de dix-neuf heures à minuit pour un cachet de 700 francs par soirée. Louis et Édouard jouent demi-heure par demi-heure. Chacun leur tour, ils interprètent les succès du moment. Quelquefois, ils jouent à deux pianos et même à quatre mains. Leur prestation terminée, Louis refuse invariablement d’aller festoyer où que ce soit. Fatigué, il n’a en fait que deux envies : « Me coucher et manger… Je crevais de faim , racontera-t-il au journaliste Victor Franco, alors que sous mes yeux, dans cette boîte, des gougnafiers se gavaient de plats payés au prix du marché noir [30] Le Journal du dimanche , 30 janvier 1981.
. » Il ne cessera d’ailleurs de le souligner, lors des interviews où il évoquera son passé : « Ce fut une période terrible parce que j’ai vécu dans la pauvreté et la peur [31] Louis de Funès à Henri Guiffredi, Ciné Revue , 17 juillet 1980.
. » Chaque soir, il rase les murs et redoute les alertes et les bombardements. En revanche, il reste serein à L’Horizon. Les officiers allemands se montrent courtois et respectueux des deux artistes. Il a été écrit ici et là qu’un soir Louis aurait été contraint de jouer Lili Marleen au piano, puis obligé de chanter l’air debout sur son instrument… un revolver allemand pointé sur la tempe ! Sur ce point, Louis de Funès ne s’est jamais exprimé. Il semble bien qu’il s’agisse d’une légende, si l’on en croit Eddy Barclay : « Je ne pense pas qu’il soit vrai que de Funès ait joué Lili Marleen un pistolet allemand sur la tempe… Il n’aurait jamais accepté, même sous la menace d’un revolver. Et puis, on était très copains, il m’en aurait parlé [32] Eddy Barclay à Brigitte Kernel, op. cit ., p. 52.
! »
Quoi qu’il en soit, c’est en cette même année 1942 que Louis a « confusément », selon son propre aveu, l’envie de s’initier à la comédie. Seul problème, les leçons dans une bonne école coûtent cher. Il s’en ouvre à sa sœur qui consent à l’aider pendant quelques semaines. Il choisit rien de moins que le cours René Simon, le plus huppé de la capitale. Un cours fondé en 1925 par ce comédien premier prix de comédie au Conservatoire national de Paris, ancien pensionnaire de la Comédie-Française puis, sur l’invitation de Louis Jouvet, professeur au Conservatoire national d’art dramatique, dont la réputation n’est plus à faire. Là, on allie sérieux et rigueur. Ici, on ne badine pas avec Musset, on ne fait pas l’étourdi avec Molière… on écoute, on apprend et on prépare des textes à jouer devant le maître. L’occasion pour Louis de lier quelques amitiés, en particulier avec Daniel Ivernel et Daniel Gélin qui a déjà tourné des petits rôles au cinéma, dans Premier rendez-vous d’Henri Decoin ou L’assassin habite au 21 d’Henri-Georges Clouzot. Louis se veut attentif, travaillant ses scènes dans les moindres détails. Avec Daniel Gélin, il présente une scène du Volpone de Ben Jonson, dans le rôle de Mosca, ou encore de L’Habit vert de Flers et Caillavet. Chaque après-midi, Louis s’applique, puis, au bout de quelques semaines, il renonce. Il trouve cela trop dur, trop difficile. Il prend aussi la mesure de la rudesse de ce milieu qu’il compare à une jungle. Adieu la comédie et bonjour l’apprentissage du solfège. Bien qu’il sache pouvoir se fier à sa mémoire, il aimerait tout de même un jour être capable de déchiffrer une partition, voire s’initier à l’harmonie. Édouard Ruault partage cet avis. Ensemble, ils décident d’améliorer leur savoir en prenant des leçons chez Charles Henry rue du Faubourg-Poissonnière. Louis est loin de se douter que cette école de jazz va changer son existence.
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