JEAN-MARC GADOULLET, MATHIEU PELLOLI
Agent secret (sans Cahier photos)
« Le monde serait-il dans le gâchis où il est si nous étions fidèles à l’amour, au lieu d’être fidèles à des patries ? »
Graham Greene,
Notre agent à La Havane , 1958
« Nous avons besoin de vous sur place. Un expert. Un spécialiste du monde arabo-musulman.
— Arabo… ?
— Musulman. Cherchez ce qu’avait découvert Jefferson et trouvez qui l’a tué.
— Comptez sur moi.
— Profitez-en pour calmer tout ce petit monde. Américains, Soviétiques, Anglais. Confortez les positions de la France, instaurez la paix en Égypte, sécurisez le Proche-Orient.
— Pas de problème. »
OSS 117. Le Caire, nid d’espions , 2006, film de Michel Hazanavicius, avec Jean Dujardin
La vie, la mort. Le bien, le mal. J’ai éprouvé comme peu d’hommes ces concepts dans ma chair pendant de longues années, sur la plupart des théâtres d’opération de la planète. J’ai connu la fraternité des armes. J’ai senti sur mes lèvres le goût salé des larmes, reniflé l’odeur métallique du sang. J’ai vécu la tension de négociations à haut risque avec les Khmers rouges, les forces serbes de Slobodan Milosevic, les terroristes d’Al-Qaïda… Et parfois, au-delà des enjeux, derrière les masques que chacun revêt en de telles circonstances, j’ai ressenti l’alchimie d’une rencontre entre deux hommes, capable à elle seule de changer le cours de l’Histoire.
La vie, la mort. Le bien, le mal. Je n’ai toujours eu qu’une seule boussole pour agir : la raison d’État, l’intérêt supérieur de la Nation. À d’innombrables reprises, j’ai mis ma vie en jeu pour défendre les intérêts de la France. J’ai porté les couleurs bleu-blanc-rouge sous toutes les latitudes, mais toujours dans l’ombre. Clandestinement. Mon nom est Personne ou plutôt « n’importe qui ». Je suis agent secret.
J’ai appartenu pendant quinze ans au 11 [1] Baptisé également le 11 e Choc, suite à la création en 1946 du 11 e bataillon parachutiste de choc (11 e BPC), puis en 1955 de la 11 e demi-brigade de parachutistes de choc (11 e DBPC). Bras armé du service Action au sein de la DGSE, le 11 fait aujourd’hui partie intégrante du centre parachutiste d’instruction spécialisée (CPIS), basé à Perpignan.
, une unité mythique de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), composée de gens exceptionnels et simples à la fois, déterminés et généreux. Les combattants spécialisés de ce service de renseignement hors catégorie constituent une famille sans faille qui force l’admiration de tous les espions de la planète. Soldats magnifiques, ils ont réussi la synthèse ultime du choc et de la clandestinité.
Au fil de l’écriture, je ne peux m’empêcher de penser aux équipiers de mon unité qui sont morts pour la sauvegarde de notre Nation, de ses intérêts et de sa culture. Je pense à ceux qui livrent en ce moment, dans le plus grand secret, souvent au péril de leur vie, un combat acharné contre l’obscurantisme et le fanatisme.
Je dédie ces pages à ceux qui se battent dans l’ombre, à ceux qui nous ont quittés, ainsi qu’aux familles qui soutiennent et supportent la vocation de ces combattants de l’impossible.
Décembre 2010. Adrar des Ifoghas, Nord-Mali. Le granit noir. Les petits acacias secs. Ma tunique touareg flotte dans le vent. Deux jours de goudron, de pistes cahoteuses et de sable. De brèves haltes nerveuses, une gorgée de lait, quelques dattes. L’air est sec, la température agréable — c’est l’hiver. Malgré tout ma transpiration imbibe mon chèche et j’entends le sang battre mes tempes. La tension monte à chaque kilomètre qui nous rapproche du rendez-vous. Nous avons pris le chemin du nord, du grand Nord malien, pour y rencontrer quelqu’un de très discret. Celui que tout le monde redoute au Sahel et qui sévit depuis de nombreuses années dans ces immenses étendues désertiques qu’il a faites siennes. La tempête, les dunes et les cailloux noirs des Ifoghas, Tête dure, comme le surnomment certains, les a apprivoisés. Il est chez lui et c’est là même que j’ai décidé de venir lui parler.
Adrar des Ifoghas, l’un des principaux massifs montagneux du Sahara. Un portrait lunaire, drôle d’endroit pour un rendez-vous. Les énormes blocs de roches érodés qui découpent l’horizon sont parfaits pour une entrevue confidentielle, autant que pour une pierre tombale. En langue berbère, adrar signifie « montagne ». Le nom Ifoghas, lui, renvoie au clan touareg des Kel Ifoghas. Des seigneurs du désert qui exercent depuis plusieurs générations un rôle prédominant dans cette région aux vallées larges et peu encaissées. Leur communauté est vaste et dépasse les frontières du Nord-Mali, du Sud algérien et du Nord-Niger.
Ils sont éleveurs de chameaux, de chèvres et de moutons. S’ils sont nombreux ici, c’est qu’ils y trouvent de quoi désaltérer leurs bêtes. Dans le désert, les montagnes font office de châteaux d’eau et l’Adrar abrite de nombreuses guelta , des bassins au milieu des rochers où les pluies se sont lentement accumulées. Les étendues désertiques ont façonné ce peuple au fil des générations. Ces terres austères qui faisaient rêver, il y a encore peu de temps, les touristes aventuriers en quête de dépaysement ou les adeptes de sports mécaniques ont imposé à ses habitants un style de vie qu’ils sont finalement les seuls à désirer ardemment. Loin du brouhaha des capitales où ils se rendent parfois, les Touaregs aiment par-dessus tout se retrouver au milieu de rien pour vivre simplement avec leur famille, leur troupeau, leurs amis.
« Éloignez vos tentes et rapprochez vos cœurs », dit un proverbe local qui invite les familles à utiliser l’immensité et à se retrouver le soir autour d’un feu de camp sous la coupole étoilée. Quel bonheur en effet de partager du temps avec mes amis touaregs ! Je ne comprends pas le tamasheq et ne lis pas l’alphabet tifinagh, mais je m’amuse parfois à répéter tel mot qui sonne mieux qu’un autre à mes oreilles. Ils sont contents et se moquent amicalement de mon accent en rectifiant ma diction. Si j’ai de la chance, ils l’écriront en tifinagh dans le sable avec leur majeur ou une brindille récupérée près du feu, avec l’espoir que je le retiendrai.
Aujourd’hui, l’Adrar sert, aussi et surtout, de repaire aux djihadistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Les Touaregs ont été contraints de les accepter… avec le temps. L’éloignement de la capitale malienne et les différentes contraintes politiques, économiques et climatiques ont lentement laissé dériver la région des Touaregs vers un isolement politique et économique poussant les Ifoghas à se considérer comme les laissés-pour-compte du développement national. Sentiment justifié ou non, il est certain que la situation a lentement dégénéré au point de dresser les hommes bleus à de nombreuses reprises contre l’administration centrale et même d’aboutir à des rébellions armées longues et meurtrières.
De plus, cette sous-région est un lieu de passage, un trait d’union entre les pays de la côte atlantique au sud et le Maghreb avec son débouché européen au nord. Les trafics en tout genre ont traversé les générations et les siècles et se poursuivent aujourd’hui sous des formes plus modernes. Tabac, drogues, armes et migrants sont les carburants les plus lucratifs de ces « autoroutes clandestines » qui savent s’adapter constamment et se jouer des changements de gouvernants et même des guerres…
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