À l’aube de sa vingtième année, Louis n’a toujours pas trouvé sa voie, à moins que le ministère de la Guerre ne l’envoie faire son service militaire. Convoqué pour ses « trois jours », il est recalé. Sa petite taille — un mètre soixante-quatre — et son poids plume — cinquante-cinq kilos — conduisent le conseil de révision à le classer dans la catégorie des réformés temporaires. Cette fameuse toux due à sa consommation excessive de cigarettes fait croire aux médecins qu’il est atteint de tuberculose, d’autant que les antécédents familiaux ne plaident pas en sa faveur [13] Appelé de nouveau en 1937, au camp de Mailly situé à quelques kilomètres de Mailly-le-Camp dans le département de l’Aube, il est définitivement déclaré inapte au service actif.
. Il est loin de se plaindre de cette décision. Il ne s’imagine pas en troufion. Il ne s’imagine en rien, d’ailleurs. Il continue à chercher un emploi au gré des petites annonces qu’il peut lire dans les journaux ou encore en faisant du lèche-vitrines. En ce temps-là, les entreprises en quête de personnel placardent sur leur porte d’entrée des affichettes : « Cherchons couvreur », « Cherchons charpentier », « Cherchons dessinateur industriel ». Et c’est une annonce de ce type qui attire son attention rue La Boétie. Il ignore en quoi consiste exactement le travail d’un dessinateur industriel, mais il se sait capable de manier les crayons et les fusains. Il frappe au bureau du chef du personnel et propose ses services. Il est ainsi engagé chez le carrossier Henri Labourdette, l’une des plus anciennes maisons de carrosserie française. Infatigable chercheur et précurseur, créateur des skiffs inspirés de la construction de bateaux, pionnier de l’aérodynamisme et de l’amélioration de la visibilité intérieure des véhicules automobiles avec le pare-brise Vutotal, c’est chez lui que l’ingénieur Louis Delage a fait peaufiner une voiture de course fermée à moteur V12.
Chez Labourdette, Louis ne fait pas longtemps illusion, même s’il se voit déjà créer des modèles de voitures. Comme il est incapable de réaliser quoi que ce soit sur sa planche à dessin, il est affecté au tirage des plans à la ronéo. Toutefois, cela lui permet de croiser le regard d’Élina [14] Élina Labourdette fera une jolie carrière cinématographique sans jamais atteindre le rang de vedette. Elle épousera en secondes noces le journaliste et écrivain Louis Pauwels.
, la fille du patron. Elle est de quelques petites années sa cadette et elle suit des cours de théâtre. Il la regarde sans jamais oser l’aborder. Louis est un timide et, toute sa vie, il restera un timide. Cette expérience chez Labourdette est de courte durée. Louis tente à nouveau sa chance dans ce milieu en se mettant au service du constructeur Rosengart. Là aussi, il ne fait que passer. Vont suivre toute une série de petits emplois d’aide-comptable, notamment dans une maison de textiles. « Là, j’ai été mis à la porte, le temps de faire une addition de dix chiffres. Je n’aime pas le calcul, ça se bloque. C’est comme si on commence à me raconter : “Vous savez, Untel c’est le premier mari d’Unetelle et le second, c’est…” Je n’écoute plus et je pense à autre chose. C’est fini… Ça me fatigue déjà [15] Louis de Funès à Jacqueline Cartier, Le Journal du dimanche , 20 mai 1962.
. » On le retrouve encore dans la peau d’un employé concepteur dans une agence de publicité, responsable d’un service de mécanographie… Louis touche à tout, sans obtenir le moindre résultat probant. Soudain, c’est l’illumination ; en lisant une petite annonce, il se découvre une « vocation » : devenir étalagiste.
Engagé par la chaîne des magasins Uniprix, Louis ne ménage pas sa peine pour se montrer à la hauteur de la tâche. Il sait qu’en la matière, il faut savoir allier imagination, goût et un certain sens artistique. Les fêtes de Noël approchant, ses employeurs lui commandent de composer une vitrine de jouets. Riche de cette proposition où on lui laisse entière liberté, Louis se met au travail avec ardeur. Il veut quelque chose d’original et ludique et construit sa vitrine comme s’il s’agissait d’un paysage vu d’avion. Chaque jouet dessine les détails du panorama. Avec le jeu des lumières, le résultat est criant de vérité. Si juste que cela lui vaut de recevoir le premier prix du concours de la meilleure vitrine des magasins Uniprix.
Fort de ce succès, il s’ingénie chaque semaine à dénicher une idée nouvelle pour vêtir les mannequins avec élégance afin de les mettre en valeur. Un jour, il lui vient à l’esprit d’édifier une pyramide de bouteilles d’eau de Cologne. Il les empile minutieusement, délicatement, et tout commence sous les meilleurs auspices. Il a choisi de construire son monument avec quelque trois cents bouteilles, mais quand arrive la fameuse dernière bouteille… tout l’édifice bascule ! Le parfum se répand dans le magasin. Furieux, il se demande si ce désastre ne va pas, une fois encore, lui valoir de prendre la porte. Il a de la chance. Son patron se montre magnanime et il s’en sort avec une simple réprimande. Parmi les autres employés du magasin, qui rient à gorge déployée, il est une vendeuse qui s’en amuse tout particulièrement. Elle se prénomme Germaine et elle est affectée au rayon des disques. Depuis plusieurs jours, elle a remarqué ce frêle jeune homme. Ils ont déjà échangé quelques mots où il a été question, en particulier, de jazz. Le hasard, toujours malicieux, veut encore que Germaine et Louis vivent, à ce moment-là, dans le même quartier de Courbevoie, Leonor ayant quitté la capitale pour la banlieue où les loyers sont plus abordables.
Germaine a 20 ans. C’est une vraie Parisienne, née à Ménilmontant. Une petite brunette sportive, en particulier excellente joueuse de tennis. Elle ne manque pas d’humour, elle a un goût artistique très développé, elle est passionnée de jazz et elle apprécie les plaisanteries que Louis lui glisse à l’oreille. Au fil des semaines, ils sont de plus en plus proches. Ils partagent de délicieux moments au cinéma ou encore en allant se promener à bicyclette du côté de Nogent. Très vite, ils deviennent complices puis… ils décident de se fiancer, au grand dam de Leonor qui n’aime pas « la Germaine » qui va lui ravir son fils. Justement, Louis commence à en avoir assez de cette mère possessive. C’est, du moins, ce qu’affirme Patrick de Funès : « Il l’a épousée pour échapper à sa mère. Mon père n’en pouvait plus de vivre chez elle. Il avait besoin d’air. Ma grand-mère Leonor était un vrai dragon [16] Témoignage de Patrick de Funès à l’auteur.
. » Ce n’est pas ce que dit, de son côté, Daniel de Funès — le fils de Louis et de Germaine : « Ils s’aimaient beaucoup et ils s’amusaient beaucoup [17] Daniel de Funès à Éric Leguèbe, Louis de Funès, roi du rire , Dualpha Éditions (2002), p. 164.
. » Quoi qu’il en soit, Louis et Germaine décident de se marier à Saint-Étienne où ils ont choisi de travailler dans l’Uniprix de la ville et de protéger leur amour.
Le couple de Funès coule des jours heureux dans le petit meublé du numéro 3 de la rue Mercier. Ni l’un ni l’autre n’ont de gros salaires mais ils suffisent à leur quotidien. Ils jouissent de leur jeunesse et de leur bonheur qu’ils pensent éternel, comme tous les jeunes mariés. De fait, histoire d’oublier le magasin, les vitrines et les disques, ils s’accordent de longues promenades sur leurs vélomoteurs puis dans une voiture, une Renault Viva Grand Sport dotée de six cylindres, qu’ils ont payée, selon Daniel de Funès, grâce au « livret de caisse d’épargne qu’avait alimenté le grand-père de ma mère [18] Daniel de Funès à Éric Leguèbe, op. cit ., p. 164.
». Ils coulent donc des jours paisibles. Fidèle à ses habitudes, Louis entraîne Germaine dans ses parties de pêche au bord du Furan ou du Gier. Ils sont un peu comme des chiens fous voulant croquer la vie à pleines dents. Il ne manque plus à leur félicité que l’arrivée d’un enfant. Et ils n’ont pas beaucoup de temps à attendre pour que l’événement se présente. Au mois d’octobre, Germaine annonce la bonne nouvelle à son mari. Elle est enceinte. Louis l’entoure de tous ses soins avant qu’ils décident de déménager et de travailler à Charleville, dans les Ardennes.
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