Mais qu’est-ce qui m’arrive ? pourquoi dix ans ? pourquoi vingt ans ? Touche-toi, Papillon, tu es fort, tu es jeune et dans ton ventre tu as cinq mille six cents francs. Deux ans, oui, je ferai deux ans sur perpétuité, pas plus — je me le jure à moi-même.
Allons ! tu deviens jobard, Papillon ! Cette cellule, ce silence t’emmènent à la folie. Je n’ai pas de cigarettes. J’ai fini la dernière hier. Je vais marcher. Après tout, je n’ai pas besoin d’avoir les yeux fermés, ni mon mouchoir sur eux pour continuer à voir ce qui va se passer. C’est ça, je me lève. La cellule a quatre mètres de long, c’est-à-dire cinq petits pas, de la porte au mur. Je commence à marcher, les mains derrière le dos. Et je reprends :
— Bon. Comme je te le dis, je le revois très clairement ton sourire vainqueur. Eh bien, je vais te le transformer en rictus ! Toi, tu as un avantage sur moi : je ne pouvais pas crier, mais toi, si. Crie, crie, autant que tu le veux, aussi fort que tu le peux. Qu’est-ce que je vais te faire ? La recette de Dumas ? Te laisser crever de faim ? Non, c’est pas assez. D’abord, je te crève les yeux. Ah ? tu as l’air de triompher encore, tu penses que si je te crève les yeux tu auras au moins l’avantage de ne plus me voir et, d’un autre côté, je serai privé moi-même de la jouissance de lire tes réactions dans tes pupilles. Oui, tu as raison, je ne dois pas te les crever, du moins pas tout de suite. Ce sera pour plus tard.
« Je vais te couper la langue, cette langue si terrible, tranchante comme un couteau — non, plus qu’un couteau, comme un rasoir ! Cette langue prostituée à ta glorieuse carrière. La même langue qui dit des mots doux à ta femme, tes gosses et ta maîtresse. Une maîtresse, toi ? Un amant plutôt, ça oui. Tu ne peux être qu’un pédéraste passif et veule. Effectivement, je dois commencer par éliminer ta langue, car, après ton cerveau, c’est elle l’exécutrice. Grâce à elle, puisque tu sais si bien la manier, tu as convaincu le jury de répondre « oui » aux questions posées.
« Grâce à elle, tu as présenté les poulets comme des hommes sains, sacrifiés à leur devoir ; grâce à elle, l’histoire à la noix du témoin tenait debout. Grâce à elle, j’apparaissais aux douze fromages comme l’homme le plus dangereux de Paris. Si tu ne l’avais pas eue, cette langue, si fourbe, si habile, si convaincante, si entraînée à déformer les gens, les faits et les choses, je serais encore assis à la terrasse du Grand Café de la place Blanche, d’où je n’aurais jamais eu à bouger. Donc c’est entendu, je vais te l’arracher, cette langue. Mais avec quel instrument ? »
Je marche, je marche, la tête me tourne, mais je suis toujours face à face avec lui… quand, tout à coup, la lumière s’éteint et qu’un jour très faible arrive à s’infiltrer dans ma cellule à travers la planche de la fenêtre.
Comment ? C’est déjà le matin ? J’ai passé la nuit à me venger ? Quelles belles heures je viens de passer ! Cette nuit si longue, comme elle a été courte !
J’écoute, assis sur mon lit. Rien. Le silence le plus absolu. De temps en temps un petit « tic » à ma porte. C’est le gardien qui, chaussé de pantoufles pour ne pas faire de bruit, vient soulever la petite glissière de fer afin de coller son œil au trou minuscule qui lui permet de me voir sans que moi je l’aperçoive.
La machine conçue par la République française en est à sa deuxième étape. Elle fonctionne à merveille puisque, dans la première, elle a éliminé un homme qui pouvait lui procurer des ennuis. Mais cela ne suffit pas. Il ne faut pas que cet homme meure trop vite, il ne faut pas qu’il lui échappe par un suicide. On a besoin de lui. Que ferait-on dans l’Administration pénitentiaire s’il n’y avait pas de prisonniers ? On serait beau. Aussi, surveillons-le. Il faut qu’il aille au bagne où il servira à faire vivre d’autres fonctionnaires. Le « tic » revenant de se produire, ça me fait sourire.
Ne te fais pas de mauvais sang, bon à rien, je ne t’échapperai pas. Tout au moins pas de la façon que tu crains : le suicide.
Je ne demande qu’une chose, continuer à vivre le mieux portant possible et partir le plus vite pour cette Guyane française où, grâce à Dieu, vous faites la connerie de m’envoyer.
Je sais que tes collègues, mon vieux gardien de prison qui produit le « tic » à tout instant, ne sont pas des enfants de chœur. Tu es un bon papa, toi, à côté des gaffes de là-bas. Je le sais depuis longtemps, car Napoléon, quand il créa le bagne et qu’on lui posa la question : « Par qui ferez-vous garder ces bandits ? » répondit : « Par plus bandit qu’eux. » Par la suite, j’ai pu constater qu’il n’avait pas menti, le fondateur du bagne.
Clac, clac, un guichet de vingt centimètres sur vingt s’ouvre au milieu de ma porte. On me tend le café et une boule de pain de sept cent cinquante grammes. Etant condamné, je n’ai plus le droit au restaurant mais, toujours en payant, je peux acheter des cigarettes et quelques victuailles à une modeste cantine. Encore quelques jours, puis il n’y aura plus rien. La Conciergerie est l’antichambre de la réclusion. Je fume avec délice une Lucky Strike, le paquet à 6,60 francs. J’en ai acheté deux. Je dépense mon pécule parce qu’on va le saisir pour payer les frais de justice. Dega me fait dire d’aller à l’épuration par un petit billet que j’ai trouvé glissé dans le pain : « Dans une boîte d’allumettes il y a trois poux. » Je sors les allumettes et je trouve les poux, gros et bien portants. Je sais ce que cela veut dire. Je les montrerai au surveillant et ainsi, demain, il m’enverra avec toutes mes affaires, matelas compris, dans une salle de vapeur pour tuer tous les parasites — sauf nous, bien sûr. Effectivement, le lendemain je retrouve Dega là-bas. Pas de surveillant dans la salle de vapeur. Nous sommes seuls.
— Merci, Dega. Grâce à toi, j’ai reçu le plan.
— Il ne te gêne pas ?
— Non.
— Chaque fois que tu vas aux cabinets, lave-le bien avant de le remettre.
— Oui. Il est bien étanche, je crois, car les billets pliés en accordéon sont en parfait état. Et pourtant, voici sept jours que je le porte.
— Alors, c’est qu’il est bon.
— Que penses-tu faire, Dega ?
— Je vais faire le fou. Je ne veux pas monter au bagne. Ici, en France, je ferai peut-être huit ou dix ans. J’ai des relations et pourrai avoir au moins cinq ans de grâce.
— Quel âge as-tu ?
— Quarante-deux ans.
— Tu es fou ! Si tu te tapes dix piges sur quinze, tu vas sortir vieux. T’as peur de monter aux durs ?
— Oui, j’ai peur du bagne, je n’ai pas honte de te le dire, Papillon. Vois-tu, c’est terrible en Guyane. Chaque année il y a une perte de quatre-vingts pour cent. Un convoi remplace l’autre et les convois sont de mille huit cents à deux mille hommes. Si tu n’attrapes pas la lèpre, tu chopes la fièvre jaune ou des dysenteries qui ne pardonnent pas, ou la tuberculose, le paludisme, la malaria infectieuse. Si tu te sauves de tout ça, tu as de grandes chances de te faire assassiner pour te voler le plan ou de mourir en cavale. Crois-moi, Papillon, c’est pas pour te décourager que je te dis ça, mais moi j’ai connu plusieurs bagnards qui sont revenus en France après avoir fait des petites peines, cinq ou sept ans, et je sais à quoi m’en tenir. Ce sont de vraies loques humaines. Ils passent neuf mois par an à l’hôpital et, pour ce qui est de la cavale, ils disent que ce n’est pas du tout cuit comme le croient beaucoup de gens.
— Je te crois, Dega, mais j’ai confiance en moi et je ne ferai pas long feu là-bas, sois certain. Je suis marin, je connais la mer et tu peux être sûr que je vais faire très vite pour partir en cavale. Et toi, tu te vois faisant dix ans de réclusion ? Si on t’en enlève cinq, ce qui n’est pas certain, tu crois que tu pourras les supporter, ne pas devenir fou, par l’isolement complet ? Moi, à l’heure actuelle, dans cette cellule où je suis seul, sans livres, sans sortir, sans pouvoir parler à personne, les vingt-quatre heures de chaque jour, ce n’est pas par soixante minutes qu’il faut les multiplier, mais par six cents, et encore tu serais loin de la vérité.
Читать дальше