— Tu es content, Papi, car tu es enfin définitivement libre après tant d’années de lutte. Nous sommes heureux pour toi.
— Votre tour viendra bientôt, je l’espère.
— C’est sûr, dit Toto, le capitaine m’a dit que tous les quinze jours il sortira l’un de nous en liberté. Que vas-tu faire une fois libre ?
J’ai hésité une ou deux secondes mais, courageusement, malgré la crainte d’être un peu ridicule devant ce relégué et les deux durs, je réponds :
— Ce que je vais faire ? Eh bien, c’est pas compliqué : je me mettrai à travailler et serai toujours honnête. Dans ce pays qui m’a fait confiance, j’aurais honte de commettre un délit.
Au lieu d’une réponse ironique, je reste surpris car tous les trois en même temps avouent :
— Moi aussi, j’ai décidé de vivre correctement. Tu as raison, Papillon, ça sera dur mais cela vaut la peine et ces Vénézuéliens méritent qu’on les respecte.
Je n’en crois pas mes oreilles. Toto, le voyou des bas-fonds de la Bastille, qui a des idées pareilles ? Ça, c’est déconcertant ! Antartaglia qui toute sa longue vie a vécu en fouillant dans les poches des autres réagissant ainsi ? C’est merveilleux. Et que Deplanque, souteneur professionnel, n’ait pas dans ses projets l’idée de trouver une femme et de l’exploiter ? C’est encore bien plus étonnant. Tous on éclate de rire ensemble.
— Ah ! celle-là par exemple, elle vaut de l’or et si demain tu retournes à Montmartre, place Blanche et que tu racontes ça, personne ne va te croire !
— Les hommes de notre milieu, si. Ils comprendraient, mec. Ceux qui ne voudraient pas l’admettre, ce sont les caves. La grande majorité des Français n’admet pas qu’un homme peut, avec le passé que nous avons, devenir quelqu’un de bien sous tous les rapports. C’est la différence entre le peuple vénézuélien et le nôtre. Je vous ai raconté la thèse du type d’Irapa, un pauvre pêcheur, expliquant au préfet qu’un homme n’est jamais perdu, qu’il faut lui donner une chance pour qu’en l’aidant il devienne un honnête homme. Ces pêcheurs presque illettrés du golfe de Paria, au bord du monde, perdus dans cet immense estuaire de l’Orénoque, ont une philosophie d’humanisme qui manque à beaucoup de nos compatriotes. Trop de progrès mécaniques, une vie agitée, une société qui n’a qu’un idéal : de nouvelles inventions mécaniques, une vie toujours plus facile et meilleure. Déguster les découvertes de la science comme on lèche un sorbet entraîne la soif d’un confort meilleur et la lutte constante pour y arriver. Tout cela tue l’âme, la commisération, la compréhension, la noblesse. On n’a pas le temps de s’occuper des autres, encore bien moins des repris de justice. Et même les autorités de ce bled sont autrement que chez nous, car ils sont aussi responsables de la tranquillité publique. Malgré tout, ils risquent d’avoir de gros ennuis, mais ils doivent penser que cela vaut la peine de risquer un peu pour sauver un homme. Et ça, c’est magnifique.
J’ai un beau costume bleu marine que m’a offert mon élève, aujourd’hui colonel. Il est parti à l’école des officiers il y a un mois après y être entré dans les trois premiers, au concours. Je suis heureux d’avoir un peu contribué à son succès par les leçons que je lui ai données. Avant de partir, il m’a offert des effets presque neufs qui me vont très bien. Je sortirai vêtu correctement grâce à lui, Francisco Bolagno, cabot de la garde nationale, marié et père de famille.
Cet officier supérieur, actuellement colonel de la Garde nationale, m’a pendant vingt-six ans honoré de son amitié aussi noble qu’indéfectible. Il représente vraiment la droiture, la noblesse et les sentiments les plus élevés qu’un homme puisse posséder. Jamais, malgré sa haute position dans la hiérarchie militaire, il n’a cessé de me témoigner sa fidèle amitié, ni de m’aider pour quoi que ce soit. Je lui dois beaucoup au colonel Francisco Bolagno Utrera.
Oui, je ferai l’impossible pour être et rester honnête. Le seul inconvénient, c’est que je n’ai jamais travaillé, je ne sais rien faire. Je devrai faire n’importe quoi pour gagner ma vie. Cela ne sera pas facile mais j’y arriverai, c’est sûr. Demain je serai un homme comme les autres. Tu as perdu la partie, procureur : je suis sorti définitivement du chemin de la pourriture.
Je tourne et retourne dans mon hamac, dans l’énervement de la dernière nuit de mon odyssée de prisonnier. Je me lève, traverse mon jardin que j’ai si bien soigné pendant ces mois passés. La lune éclaire comme en plein jour. L’eau de la rivière coule sans bruit vers l’embouchure. Pas de cris d’oiseaux, ils dorment. Le ciel est plein d’étoiles, mais la lune est si brillante qu’il faut lui tourner le dos pour apercevoir les étoiles. En face de moi, la brousse, trouée seulement par la clairière où est bâti le village d’El Dorado. Cette paix profonde de la nature me repose. Mon agitation peu à peu s’apaise et la sérénité du moment me donne le calme dont j’ai besoin.
J’arrive à imaginer très bien l’endroit où, demain, je débarquerai du chaland pour poser le pied sur la terre de Simon Bolivar, l’homme qui a libéré ce pays du joug espagnol et qui a légué à ses fils les sentiments d’humanité et de compréhension qui font qu’aujourd’hui, grâce à eux, je puis recommencer à vivre.
J’ai trente-sept ans, je suis encore jeune. Mon état physique est parfait. Je n’ai jamais été malade sérieusement, mon équilibre mental est, je crois pouvoir le dire, complètement normal. Le chemin de la pourriture n’a pas laissé de traces dégradantes en moi. C’est surtout, je crois, parce que je ne lui ai jamais vraiment appartenu.
Non seulement je devrai, dans les premières semaines de ma liberté, trouver la façon de gagner ma vie, mais je devrai aussi soigner et faire vivre le pauvre Picolino. C’est une grave responsabilité que j’ai prise là. Pourtant, malgré qu’il va être un lourd fardeau, j’accomplirai la promesse faite au directeur et ne laisserai ce malheureux que lorsque j’aurais pu le mettre dans un hôpital, entre des mains compétentes.
Dois-je avertir mon papa que je suis libre ? Il ne sait rien de moi depuis des années. Savoir où il est ? Les seules nouvelles qu’il a eues à mon sujet sont les visites de la gendarmerie à l’occasion des cavales. Non, je ne dois pas être pressé. Je n’ai pas le droit de remettre à vif la plaie que peut-être les années passées ont presque cicatrisée. J’écrirai quand je serai bien, quand j’aurai acquis une petite situation stable, sans problèmes, où je pourrai lui dire : « Mon petit père, ton fiston est libre, il est devenu un homme bon et honnête. Il vit de telle façon, de telle manière. Tu n’as plus à baisser la tête à son sujet, c’est d’ailleurs pour cela que je t’écris que je t’aime et te vénère toujours. »
C’est la guerre, qui sait si les Boches sont installés dans mon petit village ? L’Ardèche n’est pas une partie bien importante de la France. L’occupation n’y doit pas être complète. Qu’est-ce qu’ils iraient chercher là-bas à part des châtaignes ? Oui, c’est seulement quand je serai bien et digne de le faire que j’écrirai, ou plutôt chercherai à écrire chez moi.
Où vais-je aller maintenant ? Je me fixerai aux mines d’or d’un village qui s’appelle Le Callao. Là, je vivrai l’année que l’on m’a demandé de passer dans une petite communauté. Qu’est-ce que je vais faire ? Va savoir ! Ne commence pas à te poser des problèmes à l’avance. Devrais-tu piocher la terre pour gagner ton pain, que tu le ferais et puis c’est tout. Je dois d’abord apprendre à vivre libre. Ça ne va pas être facile. Depuis treize ans, à part ces quelques mois à Georgetown, je n’ai pas eu à m’occuper de gagner ma nourriture. Toutefois à Georgetown je ne me suis pas mal défendu. L’aventure continue, à moi d’inventer des trucs pour vivre, sans faire de mal à personne bien entendu. Je verrai bien. Donc, demain Le Callao.
Читать дальше
Конец ознакомительного отрывка
Купить книгу