Tordu, arrêté par la « sagrada » (sacrée), police spéciale de Gomez, est envoyé travailler à faire les routes du Venezuela. Les prisonniers français et vénézuéliens étaient enchaînés à des boulets où était imprimée en creux la fleur de lys de Toulon. Quand les hommes réclamaient, on leur disait : « Mais ces chaînes, ces manilles et ces boulets viennent de ton pays ! Regarde la fleur de lys. » Bref, Tordu s’évade du camp volant où il travaillait à la route. Rattrapé quelques jours après, on le ramène à cette espèce de bagne ambulant. Devant tous les prisonniers, on le couche sur le ventre, à poil, et on le condamne à recevoir cent coups de nerf de bœuf.
Il est extrêmement rare qu’un homme résiste à plus de quatre-vingts coups. La chance qu’il a c’est d’être maigre, car couché à plat ventre les coups ne peuvent pas lui prendre le foie, partie qui éclate si on frappe dessus. Il est de coutume, après cette flagellation où les fesses sont comme hachées, de mettre du sel sur les plaies et de laisser l’homme au soleil. Toutefois on lui couvre la tête avec une feuille d’une plante grasse, car on accepte qu’il meure des coups mais pas d’une insolation.
Tordu sort vivant de ce supplice du Moyen Age et quand il se relève pour la première fois, surprise, il n’est plus tordu. Les coups lui ont cassé la mauvaise soudure faite à faux et lui ont remis la hanche exactement à sa place. Soldats et prisonniers crient au miracle, personne ne comprend. Dans ce pays superstitieux, on croit que c’est Dieu qui a voulu le récompenser d’avoir résisté dignement aux tortures. De ce jour, on lui enlève les fers et le boulet. Il est protégé et passe distributeur d’eau aux travailleurs forcés. Vite, il se développe et, mangeant beaucoup, devient un grand et athlétique garçon.
La France sut que les bagnards travaillaient à construire des routes au Venezuela. Pensant que ces énergies seraient mieux employées en Guyane française, le maréchal Franchet d’Esperey fut envoyé en mission pour demander au dictateur, heureux de cette main-d’œuvre gratuite, de bien vouloir rendre ces hommes à la France.
Gomez accepte et, au port de Puerto Cabello, un bateau vient les chercher. Alors là, il se passe des gags terribles car il y a des hommes qui viennent d’autres chantiers de routes et ne savent pas l’histoire du Tordu.
— Eh ! Marcel, ça va ?
— Qui es-tu ?
— Le Tordu.
— Tu rigoles, te fous pas de moi ! répondaient tous les interpellés en voyant ce grand et beau gaillard, bien planté sur ses jambes bien droites.
Tordu, qui était jeune et rigolo, n’arrêta pas pendant tout l’embarquement d’interpeller tous ceux qu’il connaissait. Et tous, bien entendu, n’admettaient pas que le Tordu se soit redressé. De retour au bagne, je connus cette histoire de sa propre bouche et de celle des autres, à Royale.
Evadé de nouveau en 1943, il vient échouer à El Dorado. Comme il avait vécu au Venezuela, certainement sans dire qu’il y avait toujours été prisonnier, on l’avait employé tout de suite comme cuisinier à la place de Chapar passé jardinier. Il était au village chez le directeur, donc de l’autre côté du fleuve.
Dans le bureau du directeur se trouvait un coffre-fort et l’argent de la colonie. Ce jour-là, donc, il vole soixante-dix mille bolivars, ce qui valait en ce temps-là à peu près vingt mille dollars. D’où le branle-bas dans notre jardin : directeur, beau-frère du directeur et les deux majors commandants de la garde. Le directeur veut nous remettre sur le camp. Les officiers refusent. Ils nous défendent aussi bien que leur approvisionnement de légumes. On arrive à convaincre enfin le directeur qu’on n’a aucun renseignement à lui fournir ; que si on avait dû savoir quelque chose, on serait partis avec lui, mais que nous, notre objectif c’est d’être libres au Venezuela et non en Guyane anglaise, seul région où il a pu se diriger. Guidé par les charognards qui le dévoraient, on retrouva Tordu mort à plus de soixante-dix kilomètres en brousse, très près de la frontière anglaise.
La première version, la plus commode, est qu’il avait été assassiné par des Indiens. Bien plus tard, un homme fut arrêté à Ciudad Bolivar. Il changeait des billets de cinq cents bolivars qui étaient trop neufs. La banque qui les avait délivrés au directeur de la Colonie d’El Dorado possédait la série de numéros et vit que c’était des billets volés. L’homme avoua et en dénonça deux autres qui ne furent jamais arrêtés. Voilà la vie et la fin de mon bon ami, Gaston Duranton, dit le Tordu.
Clandestinement, certains officiers ont mis des prisonniers à la recherche de l’or et des diamants dans le rio Caroni. Les résultats furent positifs, sans découvertes fabuleuses, mais assez pour stimuler les chercheurs. En bas de mon jardin, deux hommes travaillent toute la journée avec la « battée », un chapeau chinois renversé, la pointe en bas et le bord en haut. Ils le remplissent de terre et la lavent. Comme le diamant est plus lourd que tout, il reste au fond du « chapeau ». Il y a déjà eu un mort. Il volait son « patron ». Ce petit scandale a fait qu’on a arrêté cette « mine » clandestine.
Il y a sur le camp un homme au torse tout tatoué. Sur le cou est écrit : « Merde au coiffeur. » Il est paralysé du bras droit. Sa bouche tordue et une grosse langue souvent pendante et baveuse indiquent clairement qu’il a eu une attaque d’hémiplégie. Où ? On ne sait pas. Il était ici avant nous. D’où vient-il ? Ce qu’il y a de sûr c’est que c’est un bagnard ou un relégué évadé. Sur sa poitrine est tatoué « Bat d’Af ». Ça et le « Merde au coiffeur » derrière son cou font, sans qu’on puisse se tromper, reconnaître que c’est un dur.
Il est surnommé Picolino par les gaffes et les prisonniers. Il est bien traité et reçoit scrupuleusement le manger, trois fois par jour, et des cigarettes. Ses yeux bleus vivent intensément et son regard n’est pas toujours triste. Quand il regarde quelqu’un qu’il aime, ses pupilles brillent de joie. Il comprend tout ce qu’on lui dit, mais il ne peut ni parler ni écrire : son bras droit paralysé ne le lui permet pas et à la main gauche il lui manque le pouce et deux doigts. Cette épave reste des heures collée aux fils de fer barbelés, attendant que je passe avec des légumes, car c’est ce chemin que j’emprunte pour me rendre au mess des officiers. Donc, chaque matin, lorsque je porte mes légumes, je m’arrête pour parler à Picolino. Appuyé sur les fils de fer barbelés, il me regarde de ses beaux yeux bleus pleins de vie dans un corps presque mort. Je lui dis des mots gentils et avec sa tête ou ses paupières il me fait comprendre qu’il a saisi toute ma conversation. Son pauvre visage paralysé s’illumine un moment, et ses yeux brillent en voulant m’exprimer combien de choses ? Toujours je lui porte quelques friandises : une salade de tomates, laitue ou concombre toute préparée avec sa sauce vinaigrette, ou un petit melon, un poisson cuit sur la braise. Il n’a pas faim, car la nourriture est copieuse au bagne vénézuélien, mais ça change du menu officiel. Quelques cigarettes complètent toujours mes petits cadeaux. C’est devenu une habitude fixe, cette courte visite à Picolino, au point que les soldats et les prisonniers l’appellent le fils de Papillon.
Chose extraordinaire, les Vénézuéliens sont si prenants, si captivants, que je suis décidé à croire en eux. Je ne partirai pas en cavale. Prisonnier, j’accepte cette situation anormale, espérant un jour faire partie de leur peuple. Cela paraît paradoxal. La manière dont ils traitent sauvagement les prisonniers n’est pas pourtant pour m’encourager à vivre dans leur société, mais je comprends qu’ils trouvent normal les punitions corporelles, aussi bien les prisonniers que les soldats. Si un soldat fait une faute, on lui administre plusieurs coups de nerf de bœuf à lui aussi. Et quelques jours après, ce même soldat parle avec le même cabot, sergent ou officier qui l’a frappé, comme si rien ne s’était passé.
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