Ce système barbare leur a été transmis par le dictateur Gomez qui les a conduits ainsi de longues années. Il en est resté cette coutume, au point qu’un chef civil punit les habitants qui sont sous sa juridiction de cette façon, par quelques coups de nerf de bœuf.
C’est à cause d’une révolution que je me trouve à la veille d’être libéré. Un coup d’Etat, moitié civil moitié militaire, a fait tomber le président de la République de son fauteuil, le général Angarita Medina, l’un des plus grands libéraux qu’a connu le Venezuela. Il était si bon, si démocrate, qu’il n’a pas su ou voulu résister au coup d’Etat. Il s’est catégoriquement refusé, paraît-il, à faire couler le sang entre Vénézuéliens pour se maintenir à son poste. Certainement que ce grand militaire démocrate n’était pas au courant de ce qui se passait à El Dorado.
De toute façon, un mois après la Révolution, tous les officiers sont changés. Une enquête est ouverte sur la mort du « ronque » par la « purge ». Le directeur et son beau-frère disparaissent pour être remplacés par un ancien diplomate-avocat.
— Oui, Papillon, je vais vous mettre en liberté demain, mais je voudrais que vous emmeniez avec vous ce pauvre Picolino à qui vous vous intéressez. Il n’a pas d’identité, je lui en ferai une. Quant à vous, voilà une cédula (carte d’identité) bien en règle avec votre vrai nom. Les conditions sont les suivantes : vous devez vivre dans un petit pays pendant un an avant de pouvoir vous installer dans une grande ville. Ce sera une espèce de liberté non pas surveillée, mais où l’on pourra vous voir vivre et se rendre compte de la façon de vous défendre dans la vie. Si, comme je le crois, au bout d’un an le chef civil du pays vous donne un certificat de bonne conduite, alors lui-même mettra fin à votre « confinamiente » (résidence forcée). Je crois que Caracas serait pour vous la ville idéale. De toute façon vous êtes autorisé à vivre légalement dans le pays. Votre passé ne compte plus pour nous. A vous de démontrer que vous êtes digne que l’on vous donne l’opportunité d’être à nouveau un homme respectable. J’espère qu’avant cinq ans vous serez mon compatriote par une nationalisation qui vous donnera une nouvelle patrie. Que Dieu vous accompagne ! Merci de vouloir vous occuper de cette épave de Picolino. Je ne peux le mettre en liberté que si quelqu’un signe qu’il se charge de lui. Espérons que dans un hôpital il arrivera à guérir.
C’est demain matin à sept heures que je dois, accompagné de Picolino sortir en vraie liberté. Une chaleur envahit mon cœur, j’ai enfin vaincu pour toujours « le chemin de la pourriture ». Nous sommes en août 1944. Il y a treize ans que j’attendais ce jour-là.
Je me suis retiré dans ma maisonnette du jardin. Je me suis excusé auprès de mes camarades, j’ai besoin d’être seul. L’émotion est trop grande et trop belle pour que je l’extériorise devant témoins. Je tourne et retourne ma carte d’identité que m’a remise le directeur : ma photographie à l’angle gauche, en haut le numéro 1728629, délivrée le 3 juillet 1944. Au beau milieu, mon nom ; au-dessous, mon prénom. Derrière, date de naissance : 16 novembre 1906. La pièce d’identité est parfaitement en règle, elle est même signée et tamponnée par le Directeur d’Identification. Situation au Venezuela : « Résident ». C’est formidable ce mot « résident », cela veut dire que je suis domicilié au Venezuela. Mon cœur bat à grands coups. Je voudrais me mettre à genoux pour prier et remercier Dieu. Tu ne sais pas prier et tu n’es pas baptisé. A quel Dieu tu vas t’adresser puisque tu n’appartiens à aucune religion déterminée ? Le Bon Dieu des catholiques ? des protestants ? des juifs ? des mahométans ? Lequel, je vais choisir pour lui dédier ma prière que je vais être obligé d’inventer de toutes pièces puisque je ne sais aucune prière entière. Mais pourquoi je cherche aujourd’hui à quel Dieu je dois m’adresser ? N’ai-je pas toujours pensé, quand je l’ai appelé dans ma vie, ou maudit même, à ce Dieu de l’enfant Jésus dans son panier avec l’âne et le bœuf autour ? Serait-ce que dans mon subconscient je garde encore rancune aux bonnes sœurs de Colombie ? Et alors, pourquoi ne pas penser seulement à l’unique, au sublime évêque de Curaçao, Mgr Irénée de Bruyne et, plus loin encore, au bon prêtre de la Conciergerie ?
Je serai libre demain, complètement libre. Dans cinq ans je serai naturalisé vénézuélien, car je suis certain de ne commettre aucune faute sur cette terre qui m’a donné asile et m’a fait confiance. Je dois être dans la vie deux fois plus honnête que tout le monde.
En effet, si je suis innocent du meurtre pour lequel un procureur, des poulets et douze fromages m’ont envoyé aux durs, cela n’a pu se faire que parce que j’étais un truand. C’est parce que j’étais vraiment un aventurier que, facilement, on a pu tisser autour de ma personnalité ce fatras de mensonges. Ouvrir les coffres-forts des autres n’est pas une profession bien recommandable et la société a le droit et le devoir de se défendre. Si j’ai pu être jeté dans le chemin de la pourriture, c’est parce que, je dois honnêtement le reconnaître, j’étais candidat permanent à y être envoyé un jour. Que ce châtiment ne soit pas digne d’un peuple comme la France, qu’une société ait le devoir de se défendre et non de se venger si bassement, tout cela c’est autre chose. Mon passé ne peut être effacé d’un coup d’éponge, je dois me réhabiliter moi-même, à mes propres yeux d’abord, et aux yeux des autres ensuite. Donc, remercie ce Bon Dieu des catholiques, Papi, promets-lui quelque chose de très important.
— Bon Dieu, pardonne si je ne sais pas prier, mais regarde en moi et tu liras que je n’ai pas assez de mots pour t’exprimer ma reconnaissance de m’avoir conduit jusqu’ici. La lutte a été dure, gravir le calvaire que m’ont infligé les hommes n’a pas été très facile, et certainement si j’ai pu surmonter tous les obstacles et continuer à vivre en bonne santé jusqu’à ce jour béni, c’est que tu avais la main sur moi pour m’aider. Que pourrais-je faire pour démontrer que je suis sincèrement reconnaissant de tes bienfaits ?
— Renoncer à ta vengeance.
Ai-je entendu ou cru entendre cette phrase ? Je ne sais, mais elle est venue si brutalement me gifler en pleine joue que j’admettrais presque l’avoir vraiment entendue.
— Oh non ! Pas cela ! Ne me demande pas ça. Ces gens m’ont trop fait souffrir. Comment veux-tu que je pardonne aux policiers véreux, au faux témoin Polein ? Renoncer d’arracher la langue au procureur inhumain ? C’est pas possible. Tu m’en demandes trop. Non, non et non ! Je regrette de te contrarier, mais à aucun prix je n’exécuterai pas ma vengeance.
Je sors, j’ai peur de faiblir, je ne veux pas abdiquer. Je fais quelques pas dans mon jardin. Toto arrange des tiges de haricots grimpants pour qu’elles s’enroulent autour des gaules. Tous les trois s’approchent de moi, Toto, le Parisien plein d’espoir des bas-fonds de la rue de Lappe, Antartaglia, le voleur à la tire né en Corse mais ayant de longues années dépouillé les Parisiens de leur porte-monnaie, et Deplanque, le Dijonnais meurtrier d’un barbeau comme lui. Ils me regardent, leur visage est plein de joie de me voir libre enfin. Bientôt ce sera leur tour, sans doute.
— Tu n’as pas rapporté du village une bouteille de vin ou de rhum pour fêter ton départ ?
— Excusez-moi, j’étais tellement émotionné que je n’y ai même pas pensé. Pardonnez-moi cet oubli.
— Mais non, Toto, on n’a pas à te pardonner, je vais faire un bon café pour tous.
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