- Je t'assure, Armand, ton fils était dans la ruche ! Les abeilles me l'ont écrit et je sais bien lire tout de même ?! se défend Rose, encore un peu faible.
Son mari la force gentiment à s'installer sur la chaise longue.
- Je sais, chérie ! Arthur mesure deux millimètres et vit maintenant dans une ruche, tandis que les abeilles savent lire et écrire et s'apprêtent à être publiées dans la Pléiade ! répond son mari en hésitant entre humour et agacement.
Il met une couverture sur les genoux de sa femme et lui colle son tube de vernis dans les mains, histoire qu'elle s'adonne à son activité préférée.
C'est le moment que choisit notre fourmi à tête rose pour faire son apparition. Elle s'arrête à quelques mètres de la maison et observe Rose dans sa chaise longue.
- Oh ! Une fourmi géante ! lance-t-elle avec un sourire désabusé.
C'est vrai que si on ne s'affole pas pour une abeille qui écrit en bon français, y a pas de raison de le faire pour une fourmi de deux cents kilos.
- Bien sûr ! Une fourmi géante ! avec des points bleus ! s'écrie son mari, fatigué de ses délires.
- Non ! avec une tache rose ! précise la femme avec justesse.
Armand soupire et se redresse. Il suffirait qu'il se retourne pour s'apercevoir que sa femme dit vrai. Mais pour se retourner il faudrait qu'il ait un doute et Armand ne doute jamais.
- Je vais te faire une petite camomille, ça va te calmer ! dit-il en partant vers la cuisine.
-... Merci, répond Rose avec dix secondes de retard.
Elle regarde l'énorme fourmi s'avancer vers elle. N'importe qui d'autre se serait déjà évanoui, mais pour une fois, Rose reste avec nous. Elle a même un sourire béat, comme si elle était subjuguée par la qualité de son rêve, par cette image qui semble sortie tout droit d'un parc d'attractions. Mais la fourmi n'est pas une image en trois dimensions. Elle est bel et bien devant elle, aussi grosse qu'une voiture. Le sourire de Rose disparaît d'un seul coup quand elle voit de plus près la tache qui porte sa signature. Elle se souvient alors de son coup de pinceau malheureux et en mesure maintenant les conséquences.
- Euh... je suis désolée pour... pour la tache ! balbutie la pauvre femme qui ne pensait pas devoir un jour s'excuser de ce geste. J'ai du dissolvant si vous voulez ?
La fourmi est intelligente, mais il y a peu de chances que ce mot barbare fasse partie de son vocabulaire. La grosse bête arrache le tube de vernis des mains de Rose et lui verse le contenu sur la tête. Rose ne dit rien et n'ose même pas bouger. Elle subit l'humiliation, comme la petite fourmi l'a subie avant elle.
- Je... je comprends votre colère. C'est vrai que ce n'est pas agréable ! admet volontiers la femme, les mains crispées sur sa chaise longue.
La fourmi jette le tube et regarde la Rose qui porte désormais vraiment bien son nom.
- On est quittes ? sans rancune ? dit la jeune femme en tendant fébrilement la main.
La fourmi géante regarde ce bras tendu avec perplexité, mais semble comprendre l'intention. Chez elle, on ne se serre pas la main, mais la patte, et il y a de fortes chances que le sens de ce geste soit à peu près le même. La fourmi tend sa patte et Rose la saisit du bout des doigts.
Elles échangent une poignée de main qui scelle ainsi leur amitié.
Ça klaxonne à l'entrée de la propriété. Rose voit effectivement une voiture arriver dans la cour.
- Je vais faire de la limonade, dit-elle à la fourmi en se levant.
Et la voilà partie vers la cuisine où elle va se faire une coupure au doigt, mettre le feu ou Dieu sait quoi encore...
Armand se précipite à la porte d'entrée, le sourire aux lèvres, comme s'il avait enfin retrouvé Arthur. Pourtant ce n'est que sa voiture qui est enfin sortie du garage et que le garagiste lui a aimablement rapportée.
- Oh ! C'est formidable ! s'exclame Armand, qui a les larmes aux yeux.
Il s'agenouille à l'avant de sa voiture et caresse la calandre comme si elle était aussi précieuse que la Joconde.
Un gros monsieur plein de cambouis sort de la dépanneuse sur laquelle figure le logo du garage « Surcouf ».
- Vous avez de la chance, j'ai un client qui a le même modèle que vous, mais lui il s'est fait défoncer l'arrière ! Alors je lui ai piqué la calandre, sinon fallait attendre deux mois pour avoir les pièces !
- C'est formidable ! répond Armand avec émotion.
- Vous pouvez me signer le reçu ?
Armand prend la facture et en lit le montant exorbitant. C'est pas « Surcouf » qu'aurait dû s'appeler le garage, mais plutôt « Surcoût ». Son sourire et sa bonne humeur disparaissent immédiatement.
- Ah !.. c'est... c'est formidable ! fait-il, les dents serrées. Je peux vous faire un chèque ?
- Bien sûr ! De toute façon je ne m'attendais pas à ce que vous ayez une telle somme en liquide ! plaisante le garagiste, trop content de plumer son pigeon.
Armand se dirige vers la maison en relisant la facture. Il n'en croit toujours pas ses yeux.
- Vous savez que vous êtes plus cher que dans les grandes villes ?
- Ah oui ? Mais les grandes villes c'est beaucoup plus loin et vous auriez eu l'air malin à pousser votre voiture sur deux cents kilomètres ! plaisante le garagiste, qui exulte d'entuber un citadin.
Armand entre dans la maison et fouille dans les poches de sa veste, à la recherche de son chéquier.
- Oh là là, il fait une chaleur ! Je boirais bien un petit coup, moi ! lance le garagiste qui entre, sans même s'essuyer les pieds.
- Avec ce que je vais vous donner, vous allez avoir de quoi boire un coup à ma santé ! rétorque Armand, bien décidé à ne pas se laisser envahir.
A cet instant, Arthur sort de la forêt. Il court jusque derrière le garage pour se cacher. Si jamais ses parents le voient, ils seront contents, mais jamais ne croiront son histoire et, pendant ce temps-là, Maltazard continuera ses méfaits. La meilleure solution est donc de s'occuper de M en premier et de ses parents ensuite.
- Signez là, s'il vous plaît ! demande le garagiste en tendant un papier rose.
Tiens, d'ailleurs, elle est où la Rose ?
- Aïe !! hurle-t-elle de la cuisine.
- C'est rien ! dit Armand, pour rassurer le garagiste. C'est ma femme qui essaye d'attraper un citron !
Le garagiste acquiesce sans vraiment comprendre et glisse le reçu signé dans sa poche.
Arthur monte à bord de la voiture de son père et se met au volant.
- Bon ! Ça doit pas être plus compliqué à conduire qu'un moustik ! se dit-il pour se donner du courage.
Il met le contact et fait vibrer le moteur.
- Aah ! Quel son formidable, hein ? lance Armand, qui reconnaîtrait sa voiture entre mille.
- Ah oui ! Ça c'est du beau son ! confirme le garagiste.
Arthur fait rugir le moteur, tout en cherchant le frein à main.
- Vous entendez ce vibrato quand le moteur monte dans les tours ? On dirait ces petits cris que les Japonais poussent durant les combats de karaté ! Vous voyez ?
- Non, pas vraiment ! Je ne suis jamais sorti de la région, alors le Japon ! souffle le garagiste en voyant la voiture démarrer. En tout cas, on peut dire que ça roule bien, des engins pareils ! C'est un vrai plaisir à conduire !
- Oui ! confirme Armand, qui regarde sa voiture partir, avec un sourire béat d'admiration, comme s'il regardait son fils faire ses premiers pas.
Mais en l'occurrence, son fils est en train de faire ses premiers tours de roue et de lui piquer son jouet.
- Ma voiture !! hurle tout à coup Armand qui vient seulement de comprendre la situation.
Il court sur le perron et se met à hurler au milieu du nuage de poussière laissé par la Dodge. Il n'a même pas eu le temps de voir la tête du voleur, de l'assassin.
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