Luc Besson
Arthur et la vengeance de Maltazard
Chapitre 1
Ça y est. Un vent léger vient enfin de faire tourner l'éolienne. Elle n'en pouvait plus de cet immobilisme, de ce silence pesant. Alors elle prend plaisir à couiner, à grincer de partout, comme une vieille porte restée trop longtemps fermée. Les pales battent doucement l'air chaud. On dirait une cuiller dans une purée trop épaisse. Beaucoup d'oiseaux, trop paresseux pour se battre contre cet air trop lourd, avaient décidé de faire la sieste toute la journée, mais l'éolienne et son crissement mal accordé était le signal qu'ils attendaient. Les hirondelles, moins paresseuses que leurs congénères, et surtout plus joueuses, sont les premières à se jeter du fil électrique. Elles fondent vers le sol, histoire de prendre de la vitesse, puis redressent la trajectoire, à ras de terre, en s'appuyant sur l'air aussi épais qu'un marshmallow. Tout le monde attendait ce signal. « Si les hirondelles tiennent dans l'air, alors nous aussi ! » pensent les rouges-gorges, les coléoptères et autres insectes volants. Et tout ce petit monde commence à s'agiter et à sauter de branche en branche pour rejoindre le trafic.
Une magnifique abeille, dans sa belle robe à rayures, est repartie au travail et elle survole le jardin à la recherche d'une fleur qu'elle n'aurait pas déjà butinée. Mais la tâche est difficile car nous sommes à la fin de l'été. Le mois de septembre est déjà entamé et il ne reste presque aucune fleur qui ne se soit pas fait taxer. Mais l'abeille est travailleuse et elle arpente le jardin avec méthode, passant en revue les marguerites, les coquelicots et autres fleurs sauvages. Comme la récolte est mauvaise et qu'il n'est pas question de rentrer à la ruche les mandibules vides, notre abeille décide de se rapprocher de la maison. On lui a dit cent fois que la zone était dangereuse et qu'il valait mieux l'éviter, mais une abeille prend toujours des risques quand son honneur est en jeu. La voilà donc qui s'approche timidement de cette maison, comme s'il s'agissait d'un temple maudit. Elle est bien loin de se douter que cette fermette est surtout le temple de l'amour et du bien-être, de la joie et de la bonne humeur, puisque c'est la maison d'Arthur.
Le grand balcon en bois a été repeint d'un bleu pâle, tellement doux qu'on ne serait pas étonné de voir un nuage venir s'y reposer. Le reste a subi une couche de blanc un peu plus brillant. Ça fait plus chic.
Notre abeille entre dans le patio couvert qui longe la façade. L'air y est plus agréable, et une vague odeur de peinture encore fraîche rend l'atmosphère plus agréable encore. La petite abeille en est toute grisée. Elle se laisse aller dans ce vent frais qui la balade doucement le long de la maison. Elle passe au-dessus d'un gros tas tout poilu, qui n'a ni queue ni tête. Mais au passage de l'abeille, l'animal dresse une oreille et bat de la queue pour dire bonjour, donnant par la même occasion un sens à cette chose. Le poilu ouvre un œil et regarde passer l'abeille. Un œil vitreux, paresseux, avec une pointe de malice enrobée d'une bonne couche de bêtise. Pas de doute, il s'agit bien d'Alfred, le chien d'Arthur. Il pousse un grand soupir et se rendort aussitôt. Même quand on parle de lui, ça le fatigue.
Notre abeille a tourné à l'angle de la maison, laissant Alfred à son destin, celui de devenir paillasson, plutôt que chien de chasse. L'insecte est de plus en plus grisé par cette odeur envoûtante de peinture fraîche. Les murs luisent comme des mirages et l'air glisse dessus comme sur un toboggan. Elle ne comprend pas bien pourquoi cet endroit a si mauvaise réputation alors que tout semble être fait pour vous y accueillir. Par contre, il n'y a aucune fleur à l'horizon. Mais l'abeille semble un peu avoir oublié sa mission.
Tout à coup, elle tombe sur un trésor. Là, sur la balustrade en bois qui longe la maison, il y a un petit tas gélatineux, brillant au soleil, appétissant à souhait. Elle s'approche et se pose à côté. Elle n'en croit pas ses yeux à facettes. Une montagne de pistils fermentés, sucrés à mort, prêts au transport. Chez elle, on appelle ça un miracle. Chez nous, on appelle ça plus modestement de la confiture.
La jeune abeille, comme hypnotisée par tant de richesses, écarte ses pattes pour s'installer confortablement et commence à pomper, mieux qu'un aspirateur. Ses joues se gonflent, son abdomen se contorsionne pour stocker au mieux cet incroyable trésor. Il lui faudrait butiner des centaines de fleurs pour rapporter à la ruche autant de liqueur. Elle était partie en simple travailleuse, elle allait revenir en héroïne nationale, évitant à tout un peuple des jours entiers de travail. On allait l'acclamer, la porter en triomphe. La reine elle- même allait devoir la féliciter, même si elle n'apprécie guère que l'on sorte ainsi des rangs.
« Les actes individuels sont contraires à l'équilibre du groupe », se plaît à dire cette grande reine obnubilée par l'esprit de famille dont elle a fait sa cause. Mais notre abeille, grisée par l'abondance et le sucre, n'en a que faire. Elle sera reine d'un jour et cette pensée l'encourage à pomper davantage. Comment peut-on qualifier cet endroit de temple maudit, quand tout n'y est que beauté et abondance ?
La petite abeille rêve toute seule, tellement fière de sa découverte. Un sentiment de bonheur absolu l'envahit, un sentiment qui l'empêche de voir cette ombre gigantesque qui la couvre peu à peu. Une ombre, en forme de cercle, trop parfaite pour être celle d'un nuage. Soudain l'ombre s'agrandit et avant même que l'abeille n'ait pu s'en rendre compte, un verre s'abat sur elle dans un claquement sourd et diabolique. L'insecte décolle en catastrophe, mais se heurte aussitôt contre la paroi en verre. Impossible de sortir. L'air libre est pourtant là, elle peut le voir à travers cette matière qui la retient prisonnière. Elle cherche ailleurs, mais se cogne partout. Il n'y a pas de sortie dans ce piège qui lui permet à peine de décoller. Il faut dire que son abdomen rempli de confiture lui laisse peu de liberté de manœuvre. Bientôt, l'air commence à lui manquer et son paradis se transforme peu à peu en enfer.
On l'avait pourtant prévenue de ne pas venir dans cet endroit et elle comprend maintenant pourquoi on le dit maléfique. On aurait dû lui préciser que ce n'est pas l'endroit en lui-même qui est dangereux, mais ceux qui l'habitent et qu'on appelle communément les « hommes ». Et notre abeille n'a apparemment pas de chance aujourd'hui, elle est tombée sur le plus bête d'entre tous : Armand, le père d'Arthur. L'homme regarde l'abeille prise au piège sous son verre et pousse un cri de joie, comme s'il avait pêché une carpe d'une tonne. Le chien Alfred se réveille en sursaut. Un cri d'Armand, fut-ce de bonheur, n'est jamais une bonne nouvelle. Alfred se secoue un peu, histoire d'être plus présentable et trottine jusqu'à l'angle. Il découvre le père hurlant de joie au rythme d'une danse, vaguement indienne, signifiant probablement sa victoire. Mais les signaux ne sont pas très clairs et Alfred donne une autre explication aux contorsions de cet homme : selon lui, il a marché sur un clou. Il n'y a pas de doute à avoir. Quoiqu'il sourie beaucoup pour un homme qui est censé se tordre de douleur.
- Chérie ? ! Viens vite ! Je l'ai eue ! Je l'ai eue ! hurle-t-il dans aucune direction précise.
Sa femme apparaît à l'angle opposé de la maison. Elle s'était cachée là et attendait patiemment que son mari l'autorise à sortir.
Alfred pousse un cri en la voyant arriver. Pas que la jeune femme soit vilaine, bien au contraire, mais il ne l'a tout simplement pas reconnue. Il n'y a d'ailleurs que son mari qui soit capable de la reconnaître dans cet accoutrement. On dirait un épouvantail habillé pour l'hiver, coiffé d'un casque en grillage qui lui gobe la tête et la protège des abeilles et de tout ce qui vole, par la même occasion. Même un filet d'air hésiterait à passer au travers de l'engin.
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