Il scrute alors le sol de son regard un peu fou, à la recherche d'une bonne pierre qu'il pourrait leur balancer, histoire de leur donner un avant-goût de ce qui les attend. Pour les pierres, il a l'embarras du choix, mais il prend évidemment la plus grosse. Celle qui fera le plus mal. Un petit rire sarcastique lui échappe, qui va si bien avec ses boursouflures.
Il se retourne d'un seul coup, brandissant sa nouvelle arme, fier comme un singe qui sortirait du quaternaire. Mais il pousse un cri d'horreur quand il tombe nez à nez avec un Bogo-Matassalaï. C'est une façon de parler puisque le père lui arrive au nombril. Pas de risque que leurs nez se frottent ! Le guerrier (le vrai) se tient exactement entre le caillou et la ruche, ce qui ne peut pas être uniquement le fruit du hasard.
- Poussez-vous de là, je... j'ai un compte à régler ! balbutie le père, qui essaye de dissimuler sa peur sous une apparente assurance.
Le guerrier le regarde de ses grands yeux noirs, suffisamment longtemps pour le mettre mal à l'aise. Il faut dire qu'au fond de ses yeux, on voit les milliers de plaines qu'il a traversées sans jamais avoir peur. C'est donc pas un épouvantail à chemise jaune qui va l'émouvoir, même une pierre à la main.
- Allez ! Ça fait des semaines qu'elles me narguent ! C'est aujourd'hui mon tour ! insiste le père, de moins en moins sûr de lui.
Le guerrier montre le gros chêne du bras et parle de sa voix calme et imposante :
- Cet arbre a plus de deux cents ans. Il a vu naître le père de ton père. Il est le doyen de cette forêt et s'il a décidé d'abriter cette ruche, nous ne pouvons que nous plier à sa volonté et à sa connaissance.
Le père reste un peu perplexe. Il n'avait jamais imaginé pareille hiérarchie.
- C'est chez moi ici, et c'est quand même pas un arbre qui va faire la loi ?! s'insurge le père en gonflant la poitrine.
- Si vous raisonnez ainsi, alors je dois vous rappeler que vous n'êtes pas ici chez vous, mais chez Archibald, et ce caillou que vous tenez à la main n'est pas le vôtre non plus puisque c'est le mien, lui répond calmement le guerrier.
Le père regarde le caillou, étonné qu'il puisse avoir un quelconque propriétaire. Il n'y a rien de plus stupide et anonyme qu'un caillou. Il le retourne, et constate que des personnages africains y sont sculptés.
Le guerrier tend la main pour récupérer son bien. Le père est un peu perdu. Difficile de contester l'origine de ce caillou avec de telles gravures. Il finit par déposer l'objet dans cette main géante, tendue vers lui.
- Elles ne perdent rien pour attendre ! grogne le père en montrant la ruche du doigt. Je reviendrai... et ma vengeance sera terrible ! se sent-il obligé d'ajouter.
Le guerrier le regarde du haut de ses deux mètres trente, comme un héron regarde passer un puceron. Armand fait demi-tour, gonfle les épaules et repart vers la maison qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Le Matassalaï soupire, se demandant comment tant de bêtise arrive à tenir dans un si petit corps.
Chapitre 6
Le père saisit le téléphone du salon et compose un numéro. Ce qui lui prend peu de temps puisque le numéro n'a que deux chiffres. Le un et le huit.
- Allo ? Les pompiers ? crie-t-il dans le combiné, visiblement peu habitué à l'utiliser. Je vous appelle de la maison d'Archibald, sur la route de l'abbaye... oui, oui, il va très bien, merci. C'est nous qui n'allons pas très bien. Surtout moi ! dit le père en s'emmêlant dans ses explications.
Au téléphone, le pompier essaye de le calmer un peu.
- Quel est votre problème ? lui demande-t-il gentiment. Armand semble soulagé de trouver enfin un allié.
- Je me suis fait attaquer par un essaim d'abeilles et j'aimerais que vous veniez le détruire avant que ces sales bêtes ne fassent d'autres victimes.
- Vous êtes sûr ? À cette époque, les abeilles sont trop occupées à butiner pour s'en prendre à qui que ce soit ? répond le pompier, qui visiblement connaît son affaire.
- J'ai le visage tout boursouflé ! s'énerve le père.
- Mettez un peu de beurre ! Bien étalé, ça soulage, lui conseille le pompier.
Le père n'en croit pas ses oreilles. Lui qui pensait avoir un allié, il tombe sur un renégat.
- Écoutez, j'ai peur aussi pour mon fils. Il est très allergique et...Le pompier le coupe d'un seul coup.
- Arthur ? Vous parlez d'Arthur ?
- Euh... oui, s'étonne le père.
- Il est allergique aux piqûres d'abeilles ? insiste le pompier.
- Oui, depuis qu'il est tout petit, confirme Armand.
- Nous serons là demain, à midi, dit le pompier, avant de raccrocher.
Armand reste comme un idiot, son combiné à la main. Le pompier n'avait que faire de son histoire, jusqu'à ce qu'il mentionne le nom d'Arthur. Comment un si petit bonhomme peut-il jouir d'une pareille notoriété ?
Il faut dire que, quand Arthur était occupé à sauver des mondes, son père était occupé à creuser des trous (lire Arthur et la cité interdite ).
Il repose doucement le téléphone et se retourne, probablement pour se diriger vers la cuisine, histoire de trouver un morceau de beurre. Mais il se retrouve face à Archibald. La surprise lui fait faire un bond en arrière.
- Excusez-moi, vous m'avez fait peur, confesse Armand, une main sur la poitrine.
- C'est plutôt moi qui aurais dû avoir peur ! dit Archibald en pointant son doigt vers le visage boursouflé de son gendre. Qu'est-ce qui vous est encore arrivé ?
- J'ai été piqué par une abeille ! avoue le père, pas vraiment à l'aise.
- Ça devait être une abeille avec un dard à répétition, alors ? Parce qu'on a l'impression que vous vous êtes fait piquer cent fois !
- Non, non ! Elle m'a piqué qu'une fois... dans la fesse, précise le père devant Archibald ébahi.
- Et le visage ? Qu'est-ce qui vous est arrivé au visage ? s'inquiète le vieil homme qui découvre un à un tous les drames qui se sont produits pendant sa sieste.
- Ça, c'est votre fille ! dénonce le père avec aplomb. Elle tenait la bombe d'insecticide et le coup est parti !
- Mais que diable faisait-elle avec une bombe ? s'alarme le grand-père.
- On essayait de venir à bout d'une abeille récalcitrante qui nous a finalement échappé, mais c'est sans importance maintenant : j'ai repéré l'essaim et les pompiers vont venir demain pour nous en débarrasser ! explique le père d'une traite.
Archibald le regarde un instant. Un regard si froid que personne n'aimerait le voir se poser sur lui.
- Mon cher Armand, permettez-moi, sans mauvais esprit de ma part, de vous rappeler que vous êtes ici chez moi, et ce jusqu'à la barrière qui longe la route en contrebas. Et ce « chez moi » inclut évidemment les arbres et toutes les plantes qui ont la gentillesse d'y pousser, ainsi que tous les animaux, abeilles comprises, qui me font l'honneur d'y séjourner !
Le message a le mérite d'être clair et le père a beau chercher, il ne trouve rien à répondre.
La mère déplie la serviette qu'elle avait mise sur le radiateur plus par habitude qu'autre chose puisque qu'il est fermé depuis fin avril et ne chauffe absolument rien ni personne. Mais il faut avouer que maman n'a pas toute sa tête. Tous ces petits tracas de la journée, ces ponts, ces trains, ces fourmis, ces abeilles l'ont perturbée. Arthur ferme le robinet de la douche et fonce dans la grande serviette que sa mère tient grande ouverte. Elle l'enrobe d'un geste généreux, comme seules les mamans savent le faire, et commence à le frictionner avec tendresse.
- Regarde-moi ça ! soupire la mère en regardant les peintures de guerre encore collées sur le visage de son fils.
- C'est pas des peintures de guerre. C'est les codes de la nature pour chasser les mauvais esprits, avant de rejoindre les Minimoys, explique Arthur avec enthousiasme.
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