- Et si ce n'est pas ma grand-mère qui tourne le robinet en premier, alors ce sera mon grand-père ! assure le jeune garçon, afin de donner un peu d'espoir à ses compagnons de voyage.
Arthur a probablement raison et c'est sûrement Archibald qui utilisera de l'eau en premier, puisqu'il est aux toilettes. Il faudra juste attendre qu'il ait fini son journal et, comme il a l'air passionné par cet article sur l'Afrique équatoriale, ça ne va pas être pour tout de suite.
- Dans cinq minutes, ce fâcheux contretemps ne sera plus qu'un mauvais souvenir ! promet Arthur.
Mais cette nouvelle n'a pas l'air de réjouir Bétamèche, bien au contraire. Il semble terrifié, comme s'il venait tout à coup d'apercevoir un fantôme. C'est d'ailleurs le cas, puisqu''une ombre avance vers eux, une silhouette déformée par les mouvements de l'eau. Un personnage qui se terrait au sec dans un petit tuyau adjacent et qui maintenant se rapproche de la bulle. Deux yeux brillants percent bientôt cette ombre et la lumière dessine les contours de cette ignoble silhouette.
- Darkos !! s'écrient nos trois compères.
Le fils de Maltazard n'est pas mort et il suffit de voir sa joyeuse dentition pour s'en convaincre. Arthur se sent d'un seul coup comme une croquette savoureuse entre les pattes d'un gros chat affamé.
Darkos n'en croit pas ses yeux. Il a, devant lui, les trois responsables du plus grand désastre qu'il ait connu. Une calamité qui lui a coûté son rang et son honneur et, dans la foulée, son père et son royaume. Il n'arrive pas à croire que la déesse de la forêt, dans sa grande clémence, lui apporte ainsi, comme sur un plateau, ses pires ennemis. Mais Darkos se méfie. Peut-être s'agit-il d'un mauvais rêve, ou d'une illusion d'optique. Ce ne serait pas la première fois qu'il serait victime de ce genre de méprise car la solitude dans laquelle il se trouve depuis des lunes a tendance à lui jouer des tours.
Darkos fronce les sourcils et se rapproche doucement. Les trois petits personnages terrés au fond de la bulle ont l'air bien réel, même si l'eau qui les sépare de Darkos brouille légèrement l'image. Un sourire se dessine sur le visage du guerrier, signe que son cerveau marche encore et qu'il vient de comprendre que nos héros sont bel et bien cuits, à la vapeur.
Même si la vengeance est un plat qui se mange froid, Darkos n'a pas l'intention d'attendre qu'il refroidisse. Il casse l'une des lames qu'il a sur sa crête et avance vers la bulle, dont l'avenir paraît incertain.
- Ce serait bien que quelqu'un là-haut ouvre un robinet ! bafouille Bétamèche, qui se sent ligoté comme une chaussure, ligoté comme un rosbif, ligoté comme un prisonnier sur les rails d'un train qui arrive à grande vitesse.
- Ça va venir ! dit Arthur, autant pour rassurer ses compagnons que lui-même.
Mais son père est toujours amorphe devant le lavabo, sa mère s'esquinte toujours les mains sur le robinet, sa grand- mère est toujours au téléphone et son grand-père est toujours en Afrique, par journal interposé.
Au moment où Darkos pousse un horrible cri de guerre, signe que son attaque n'est plus qu'une question de secondes, la cloche de l'entrée retentit dans toute la maison. Darkos tend l'oreille, Armand lève les yeux, Rose lâche son robinet, Marguerite pose son téléphone et Archibald baisse son journal.
Qui peut bien venir sonner à la maison à cette heure ? Un court silence accompagne la question, mais l'absence de réponse incite Darkos à reprendre son assaut au moment même où Archibald décide d'aller voir qui leur rend visite.
Darkos s'élance comme un sauvage tandis qu'Archibald tire la chasse d'eau à la hâte. La bulle se décoince et est happée par un formidable courant. Darkos a plongé dans l'eau, la lame en avant, mais il rate la bulle de trois fois rien. Mais trois fois rien, ce n'est pas rien, puisque cela suffit à le coincer exactement à la même place que la bulle. C'est décidément pas son jour et il ne peut que crier vengeance en regardant s'éloigner ses ennemis qui finissent par disparaître dans le tuyau.
Chapitre 7
Archibald a plié son journal et s'est rhabillé à la hâte. Il ouvre la porte, sans prendre la peine de regarder par le judas. Il a bien fait, car le monstre qui est à sa porte n'a pas besoin d'être déformé davantage.
Archibald est un homme charitable et bon chrétien, mais il ne peut que grimacer de dégoût devant la laideur de l'homme qui a sonné. « Les » hommes devrait-on dire, car les oreilles, la bouche et le nez ne semblent pas appartenir à la même personne et ne doivent d'être réunis qu'à l'habile travail d'un couturier.
Maltazard est méconnaissable et, s'il est toujours aussi laid, il a néanmoins maintenant une apparence humaine. Un grand manteau fermé jusqu'au cou, un chapeau sur la tête et un formidable travail de maquillage le camouflent parfaitement.
Franck Emilien Souture a fait du beau boulot, même si l'adjectif « beau » n'est pas forcément le plus approprié.
Evidemment, Archibald ne le reconnaît pas et il est même très loin d'imaginer qui peut se cacher derrière une apparence aussi repoussante.
- Je... je peux vous aider ? demande Archibald, toujours aimable quelles que soient les circonstances.
Maltazard jubile de ne pas être reconnu et arbore un large sourire, ce qui tend davantage sa nouvelle peau et provoque des grincements horribles. Archibald grimace de douleur pour lui.
- Je suis vraiment désolé de vous importuner aussi tôt, répond Maltazard avec une courtoisie peu commune.
Archibald est un peu surpris, autant par cette politesse inattendue que par ce timbre rauque qui lui rappelle une vieille connaissance.
- Il n'y a pas de mal ! répond poliment le grand-père, sans se douter que c'est précisément le mal qu'il a devant lui. Vous êtes du coin ? ajoute Archibald qui essaye de le faire parler, histoire d'entendre à nouveau cette voix si particulière.
- Oui, j'ai vécu longtemps sur ce territoire, je veux dire ce terrain ! bien avant que cette maison ne soit construite.
- Aaah... vous veniez ici quand vous étiez enfant et vous êtes venu en pèlerinage, c'est ça ? demande Archibald, un sourire aux lèvres.
Maltazard n'aurait jamais imaginé un tel scénario, mais il saisit l'occasion.
- C'est ça ! Exactement ! J'ai gambadé toute mon enfance dans ces vertes prairies et je peux me vanter de connaître votre jardin de fond en comble !
Archibald est loin d'imaginer à quel point cet homme dit la vérité, car Maltazard connaît encore mieux les sous-sols que l'entrepreneur qui a bâti la maison.
Alfred, qui s'ennuie au fond de la remise, n'arrive pas à trouver le sommeil. Il réalise tout à coup que c'est à cause de ce silence pesant et franchement anormal. Pas un oiseau pour lui casser les oreilles, pas une seule mouche pour lui taquiner la truffe. Devant ce phénomène incompréhensible, il décide de passer par la petite porte de derrière et de rejoindre le salon, afin de recueillir quelques informations. Mais plus il avance vers la porte d'entrée, plus il sent une mauvaise onde qui l'oppresse et lui fait dresser le poil sur l'échine. Il se rapproche lentement de la porte, où se tient cet inconnu qui discute avec Archibald. Son poil se hérisse davantage, ses pattes se plient, ses oreilles se couchent vers l'arrière et son instinct lui commande de grogner.
- Ça ne va pas, Alfred ?! En voilà une façon de recevoir les gens ! lance le grand-père à l'intention du chien.
Il le pousse du pied et l'oblige à quitter la maison. Alfred passe à côté de l'inconnu en faisant bien attention de ne pas le toucher.
- Excusez-le, il ne voit pas souvent du monde ! explique le vieil homme.
- J'aurais probablement réagi de la même façon si un inconnu s'était présenté chez moi ! ironise Maltazard.
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