- Tous ça, c'est des jouets ? s'inquiète Bétamèche.
- Oui, j'ai été gâté à mon retour ! Archibald a voulu rattraper les quatre Noëls où il avait été absent. On a fêté Noël en plein mois d'août ! explique Arthur en souriant.
Bétamèche se demande vraiment comment on peut jouer avec des objets aussi monstrueux, alors qu'il lui suffit d'une coquille de noisette pour faire une cabane, d'une feuille un peu molle pour faire le plus rigolo des trampolines. L'Astral ralentit toute seule et Arthur vient se garer devant une magnifique locomotive.
- Changement de transport ! annonce fièrement le jeune homme.
- Encore ?! se plaint Bétamèche. C'est quoi cet engin ?!
- Ça s'appelle un train et c'est le plus cool des moyens de transport, tu verras !
- Ça va vite ? demande Sélénia en examinant l'énorme locomotive.
- Assez vite pour ne pas s'ennuyer et assez lentement pour admirer le paysage, répond Arthur, comme s'il citait un dicton.
Il y a fort à parier qu'il a d'ailleurs emprunté cette réplique à son grand-père, vu qu'Archibald, en grand voyageur qu'il était, a pris le train des centaines de fois. Arthur aussi l'a déjà pris quelques fois, avant que son père ne s'achète une auto, mais c'est la première fois qu'il voyage en train miniature.
- Si la princesse veut bien se donner la peine, dit Arthur en s'inclinant.
Evidemment, il a fait ce geste avec humour, mais Sélénia ne s'en est pas aperçue. Elle a trop l'habitude de voir ses gardes se courber devant sa royale personne. Elle visite le wagon avec beaucoup d'intérêt. Il s'agit du wagon-restaurant qui ferme le convoi.
- Je mangerais bien quelque chose ! soupire Sélénia en s'asseyant à table.
- Euh... pour le service, ça va être un peu difficile ! Il y a grève des cheminots ! Je pourrais demander à l'armée de faire la cuisine, mais tous mes soldats de plomb sont à la guerre, dit-il avec humour.
Mais son humour est un peu trop « grand » pour Sélénia. Et puis on dit souvent : « Ventre affamé n'a pas d'oreilles. » Dans le cas de Sélénia, il faut remplacer les oreilles par l'humour.
- J'ai faim !! hurle la princesse, la bouche ouverte, comme une huître qui réclame du plancton.
- Euh... ne bougez pas, je... je vais voir ce que je peux faire ! dit le jeune homme, paniqué à l'idée de voir sa princesse mourir de faim sous ses yeux.
Chapitre 8
La porte du réfrigérateur s'ouvre. On dirait une publicité tellement il est soigneusement garni. Malheureusement rien de tout ça n'est pour Sélénia. Marguerite sort la belle cruche finement ciselée, à nouveau pleine de sa célèbre limonade.
- Pourquoi as-tu invité cet inconnu à entrer chez nous ? chuchote la grand-mère sur un ton de reproche.
- Je ne sais pas. Probablement sa voix. Elle m'est familière. Le timbre un peu rauque, la manière un peu hautaine. J'ai déjà vu cet homme quelque part, répond Archibald à voix basse, en se grattant la tête.
- Il n'a pas un visage qu'on oublie facilement et si jamais c'est le cas, il y aura toujours un bon cauchemar pour le faire ressurgir de ta mémoire !!
- C'est ça qui me manque, ma pauvre Marguerite, un peu de mémoire. Impossible de me souvenir du visage sur lequel je pourrais coller cette voix.
- Hum, hum ! fait une petite voix, beaucoup plus fluette que celle de Maltazard.
C'est Rose qui vient d'entrer dans la cuisine. Elle a tellement mal aux mains qu'elle les tient droites, avec les doigts écartés, comme pour faire sécher un vernis.
- J'arrive pas à ouvrir le robinet de la baignoire ! se plaint-elle en soufflant sur ses mains pour calmer la douleur.
- J'arrive ! dit Archibald en lui tendant la cruche glacée.
Tiens, mets tes mains autour de la carafe, ça va te soulager !
Rose s'exécute et glousse aussitôt de bonheur.
- Apporte à boire à notre invité, dans le salon. Je dois finir une conversation avec ta mère.
Rose acquiesce et s'apprête à quitter la cuisine, quand Archibald la retient.
- Un détail : notre invité est particulièrement... laid. Pour ne pas dire défiguré. C'est impressionnant, mais essaye de te contrôler et dis-toi que c'est sûrement plus dur à vivre pour lui que pour toi, explique le grand-père avec gentillesse.
- Ne t'inquiète pas, répond Rose avec un sourire aimable. Je suis bénévole à l'hôpital tous les samedis et crois-moi, j'en ai vu des gens dans un sale état. J'en étais malade au début et puis je m'y suis habituée. Il n'y a pas grand-chose qui puisse me choquer maintenant ! dit-elle, d'un ton rassurant, avant de partir vers le salon en trottinant.
Maltazard est debout, face à la fenêtre. Il observe ce jardin qu'il connaît par cœur et que pourtant il ne reconnaît pas. On ne repère pas facilement sa maison quand on la voit d'un avion. Il entend un bruit de petits pas sonores et rapides. C'est Rose, dans sa jupe à la mode qui l'empêche de faire des pas de plus de dix centimètres.
Le roi des ténèbres et son horrible déguisement, cousu main, se tourne alors et accueille la Rose avec un large sourire. Il faut le deviner que c'est un sourire. Aux yeux de Rose, ça ressemble plutôt à un crocodile qui dit « Cheese » à une gazelle. La jeune femme regrette instantanément d'avoir rajusté ses lunettes.
Elle s'arrête, gonfle ses poumons et se met à hurler de toutes ses forces en se tenant la tête. Mais pour se tenir la tête, il lui a fallu libérer ses mains et lâcher la cruche, qui vole en éclats, tout comme quelques carreaux qui n'ont pas résisté à la puissance du hurlement.
Le cri de Rose a tiré Armand de son état végétatif. Il se lève brusquement et se met en position de défense, le rasoir à la main.
- Rose ?! Tiens bon ! Je suis là !
Il tourne la tête en tous sens pour chercher l'ennemi et l'aperçoit dans la glace, avec son horrible barbe blanche. Armand pousse un cri à son tour, avant de réaliser que son ennemi n'est autre que lui-même, le visage barbouillé de mousse à raser. Il pousse un soupir en constatant sa propre bêtise et se penche au-dessus du lavabo pour enlever cette stupide barbe blanche qui le vieillit considérablement. Il tourne le robinet du lavabo et l'eau arrive abondamment.
C'est précisément ce qu'attendait Darkos, que quelqu'un utilise l'un de ces satanés robinets, afin que la pression d'eau le dégage enfin de l'aspérité où il est coincé. On pourrait s'interroger sur la capacité incroyable de Darkos à rester autant de temps sous l'eau sans respirer, mais quand on sait que sa mère était de la famille des amphibiens, on comprend mieux comment ce redoutable guerrier peut ainsi pulvériser des records dignes d'une tortue marine.
Darkos ne se souvenait pas de sa mère. Maltazard l'avait massacrée alors qu'il était encore tout petit. Par contre, elle avait laissé des souvenirs à son mari. En effet, c'est grâce à elle que le maître se décomposait tous les jours un peu plus. Darkos aurait bien aimé hériter de sa mère ce pouvoir d'empoisonner par le toucher. Mais il n'empoisonnait personne, à part son père à force d'être toujours collé à lui.
Darkos n'était en fait qu'un pauvre enfant, élevé dans la haine et la violence. Il ne connaissait rien d'autre. Mais que serait-il advenu de lui si son environnement avait été différent ? S'il avait eu des parents présents et gentils ? Des amis ? Des petites amies ? Rien de tout ça n'avait adouci sa jeunesse. Le seul geste gentil que son père ait jamais eu envers lui fut de le nommer commandant des forces impériales, le jour même où il l'avait abandonné.[4]
Darkos est maintenant seul face à lui-même et ne subit plus aucune mauvaise influence. Libre à lui d'évoluer comme il le souhaite. Continuer à être méchant et mal agir, ou bien au contraire choisir la voie de la gentillesse et du partage. Pour l'instant, il ne semble pas vraiment pressé de changer, mais plutôt pressé d'en finir avec ses ennemis jurés et il remonte le tuyau, les dents aussi serrées que celles d'un piège à loups, à la poursuite d'Arthur et ses amis.
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