- Vous êtes prêts ? crie le passeur en articulant bien, pour se faire comprendre.
Nos trois héros répondent vigoureusement non de la tête.
- Parfait !! conclut le passeur avec le sourire.
S'il devait à chaque fois attendre le bon vouloir des passagers, il ne serait pas prêt d'aller se recoucher. En effet, comme les Minimoys ont une peur ancestrale de l'eau, dès qu'ils se retrouvent coincés dans la bulle, prêts pour le grand voyage sous-marin, ils se mettent à trembler et veulent aussitôt tout annuler.
- Tout se passera bien ! ajoute le passeur, avant d'enfoncer la dernière manette.
Les clapets du doseur s'ouvrent et libèrent la bulle. Nos trois héros se tiennent comme ils peuvent à la paroi qui est aussi glissante que transparente.
La petite bulle avance quelques secondes le long du tube, avant de se faire happer à la verticale par l'eau qui monte à toute allure. Bétamèche a beau gratter la paroi, il fait du surplace. Arthur finit par se calmer car, à vrai dire, le voyage est assez agréable. La bulle est gentiment ballottée par ce courant ascendant et lui fait découvrir un monde jusqu'ici insoupçonné.
Nos amis passent plusieurs coudes, tout en douceur, et Arthur commence à trouver ça intéressant.
- C'est quand même plus confortable que la noix, comme moyen de transport ! Et au moins, on ne risque pas de faire de mauvaises rencontres !
- Non, mais on risque la crevaison ! Tu imagines, finir noyés dans toute cette eau ?! s'inquiète Bétamèche, tout tremblant.
- Il y a pire que la crevaison, dit Sélénia.
Les deux garçons la regardent avec anxiété. Et elle ajoute :
- On peut coincer la bulle !
- Oh non ! Ne parle pas de malheur ! réplique Bétamèche, dégoûté.
Arthur ne comprend pas bien. Il est vrai que, dans son langage à lui, « coincer la bulle » fait plutôt penser à un sport du dimanche, qu'on pratique en chaise longue, si possible à l'ombre d'un gros chêne.
- C'est si terrible que ça de coincer sa bulle ? demande innocemment Arthur.
- Ne parle pas de malheur ! insiste Bétamèche.
Mais le malheur vient toujours quand on l'appelle. La bulle arrive dans un nouveau coude où il y a un creux. Le courant la plaque à l'intérieur et la garde ainsi bloquée.
- Et voilà ! Elle est coincée, la bulle ! s'exclame Bétamèche en battant des bras.
- Ça peut durer longtemps comme ça ? s'enquiert l'enfant.
- Ça peut durer des lunes ! répond Sélénia. Il faut attendre que quelqu'un ait la bonne idée d'ouvrir un robinet, quelque part dans cette foutue maison, afin que l'écoulement d'eau nous fasse bouger et sortir de là !
Arthur a compris la situation et il passe en revue tous les membres de sa famille susceptibles d'ouvrir un robinet à cette heure matinale. Marguerite pour faire la cuisine, Archibald pour arroser le jardin, Armand pour se raser et Rose probablement pour éviter un incendie. Les possibilités sont multiples et Arthur est rassuré.
- Ne vous inquiétez pas, à cette heure-là tout le monde consomme de l'eau. Ça ne sera pas long !
Chapitre 6
Un petit jet d'eau se met en route, celui d'un distributeur automatique. Un gros policier se penche et ouvre la bouche comme une grenouille qui s'apprête à gober un moustique. C'est qu'il n'est pas facile à attraper ce petit geyser qui virevolte sous son nez, mais le gros bonhomme insiste car la chaleur est déjà forte à cette heure et son gosier a bien besoin d'être arrosé.
C'est au moment précis où le policier a maîtrisé son jet d'eau que le lieutenant Baltimore et son collègue font irruption dans la pièce. Une irruption si soudaine, si violente, que le gros a sursauté et s'est pris le jet en pleine figure.
- Alerte générale ! crie Simon, tandis que Martin se rue sur le premier téléphone qu'il aperçoit et hurle dans le combiné sans même prendre le temps de dire bonjour...
- J'ai besoin de renforts immédiatement !
- Que se passe-t-il ? demande le gros en s'essuyant comme il peut.
Simon vient coller son visage à quelques centimètres du sien. Il a les yeux exorbités et la lèvre tremblante.
- On a vu le diable ! lance-t-il sur le ton de la confidence. Il était au milieu de la route et on a failli l'écraser !
Le gros policier soupire.
- Que diable venait-il donc faire chez nous ? dit-il pour faire de l'humour.
- Je n'en ai pas la moindre idée, mais quand tu verras sa tête, tu comprendras pourquoi on ne s'est pas arrêtés pour le lui demander ! répond Simon qui se met à trembler à nouveau comme une feuille, rien que d'en parler.
Trois voitures de police traversent la ville en direction de la grande route que l'on surnomme déjà le chemin du diable. L'affaire doit être d'importance, se disent les habitants de cette gentille bourgade, car il est bien rare de voir passer ainsi un tel escadron. Mais ces braves policiers vont avoir bien du mal à trouver le diable en pleine campagne puisqu'il est déjà en ville.
Maltazard regarde passer cette délégation avec inquiétude. Il n'aime pas trop ces grosses bêtes noires à la dentition proéminente. M se cache à l'ombre d'un muret et laisse passer les troupes. Le calme revient dans le petit village et Maltazard jette un œil alentour. La chaleur est déjà forte et les quelques magasins de la ville ont déplié leurs stores, afin d'attirer le client près des vitrines au frais. Mais la grande rue est presque vide. Seulement quelques ménagères qui se dirigent vers le supermarché.
Maltazard remonte la rue en prenant soin de rester à l'ombre. La chaleur ne l'incommode nullement, mais il juge plus prudent de se faire discret. C'est sûr qu'avec la tête qu'il a, on ne risque pas de le prendre pour un local. L'idéal serait de se déguiser. L'idéal serait même de changer de peau ! se dit Maltazard, qui comprend déjà que dans ce monde-là, où tout semble si beau, sa laideur sera toujours un handicap.
M doit être dans son jour de chance, car il tombe sur une affichette vantant les mérites du docteur Franck Emilien Souture. La publicité est assez claire, puisqu'on y voit d'un côté le dessin d'une femme avec un nez énorme et cassé en deux et de l'autre, la même femme avec un nouveau nez à rendre jalouse Cléopâtre.
Maltazard n'ayant pas de nez, il comprend évidemment le dessin à l'envers et s'imagine que cette femme au petit nez ridicule est ravie de posséder tout à coup un gros pif qui lui permettra de ronfler comme un éléphant.
Le docteur Franck Emilien Souture ouvre avec anxiété son agenda et soupire de désespoir en le voyant aussi vide. Pas une consultation, ni même un conseil en maquillage. Rien, ni personne. Le petit village se sent très bien dans sa peau et nul n'a besoin de ses services. Il s'est installé dans cette bourgade il y a maintenant six mois. Il voyait la campagne comme un réservoir fabuleux de grains de beauté, becs-de-lièvre et mauvaises cicatrices en tous genres. C'était d'ailleurs le cas, car la vie à la campagne était parfois bien rude, mais chacun s'acceptait comme il était et personne n'était encore venu s'intéresser aux services du docteur Souture.
Dans un contexte aussi désolant, on imagine aisément l'espoir qui vient de naître dans le cœur du docteur quand il entend sonner à sa porte. Si c'est un client, ce sera gratuit ! se dit-il en se tordant les mains d'excitation.
Le docteur respire un grand coup et ouvre solennellement sa porte. Maltazard occupe tout l'encadrement et la lumière qui va avec. Franck Emilien pousse un cri d'horreur, ce qui est la dernière chose à faire quand on accueille un client.
- Excusez-moi, je... j'attendais quelqu'un d'autre, ce qui explique ma... ma surprise !
Maltazard observe un instant ce drôle de bonhomme qui claque des genoux et dont le visage est déjà ruisselant de sueur.
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