Valeria entendit craquer une branche. Elle se figea. Une ombre à peine visible apparut.
— Où es-tu ? demanda Peter à voix basse.
Soulagée, elle sortit de sa cachette. À tâtons, les deux jeunes gens attrapèrent les sacs.
— Il ne faut pas traîner, dit Peter. Porter le matériel jusqu’à la crique fera un excellent échauffement.
Dans la nuit noire, ils s’engagèrent sur le sentier.
— Fais bien attention, recommanda Valeria à son compagnon qui la précédait. Ne va pas tomber dans l’eau.
— On est pourtant là pour ça ! plaisanta-t-il. Et puis ne t’inquiète pas, moi aussi j’ai déjà fait le chemin.
À cette heure, plus aucun lapin ne détalait et les oiseaux étaient au nid. Seul le vent lugubre hantait le silence de la nuit.
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? demanda Peter.
— J’étudie les langues étrangères. Je prépare un diplôme d’interprète. Et toi ?
— Je viens de terminer ma troisième année d’ingénieur en physique appliquée.
— On n’avait aucune chance de se rencontrer.
— Sauf si j’avais participé à un voyage organisé ou si ton tour operator avait programmé la visite d’une centrale nucléaire où j’aurais bossé…
Ralentis par la charge du matériel, ils mirent près d’une heure pour parvenir sur le site. L’endroit se situait à quelques dizaines de mètres seulement de celui où Valeria avait fait halte la veille.
Peter tira une lampe torche de ses sacs et l’alluma en limitant la portée du faisceau avec sa main. Valeria jeta un coup d’œil circulaire.
— C’est étrange, dit-elle, tout est différent. Les arbres semblent plus proches.
— Depuis hier, pour nous deux, tout est différent, répliqua Peter en déballant les combinaisons sur le sol.
Il extirpa les bouteilles en précisant :
— Nous avons environ deux heures d’autonomie. C’est largement suffisant. La chapelle ne devrait se trouver qu’à quelques mètres sous la surface.
Sans hésiter, Valeria saisit la plus petite des combinaisons. Elle l’étudia d’un air dubitatif et descendit la fermeture à glissière.
— C’est le moment, dit-elle.
En se tournant pudiquement le dos, ils se déshabillèrent et passèrent leur vêtement de plongée. Valeria faillit tomber deux fois en enfilant les jambes et Peter se coinça les doigts dans la fermeture. S’équiper des bouteilles fut relativement plus simple. Chacun aida l’autre à placer son équipement sur le dos. En se découvrant l’un l’autre ainsi vêtus, ils ne purent s’empêcher de s’amuser de la situation. Il y avait quelque chose de surréaliste à se retrouver en pleine nuit au bord d’un loch perdu habillés en pingouins… Les deux jeunes gens s’assirent sur le rebord rocheux pour enfiler les palmes. En plongeant la main dans l’eau froide, Valeria frissonna.
Peter mouilla son masque avant de l’enfiler.
— Tu as l’air d’avoir déjà fait de la plongée, remarqua Valeria.
— Un peu, quand j’étais ado.
Elle sourit. Le jeune homme fixa un grand couteau sur le côté de son mollet. En apercevant le coup d’œil que Valeria lui jetait, il justifia :
— C’est juste au cas où il faudrait dégager des plantes…
Il lui tendit une torche.
— N’éclaire jamais vers le haut, dit-il. On pourrait se faire repérer de loin. Et ne nous éloignons pas l’un de l’autre.
Valeria acquiesça et positionna son embout respiratoire.
— Tu es prête ? demanda Peter.
Elle répondit d’un mouvement de la tête affirmatif.
— Alors on y va.
Il ajusta son masque, ouvrit les réserves d’air et contrôla sa montre. Il se laissa glisser dans l’eau sombre. Valeria s’appuya sur les rochers et s’immergea progressivement. Le flot glacé s’introduisit peu à peu entre la combinaison et sa peau. Il ne faudrait que quelques minutes pour que cette couche aqueuse se réchauffe, mais en attendant, Valeria hoquetait de froid. Face à face, Peter et elle n’avaient plus que leur tête hors de l’eau. La jeune femme se mouilla les cheveux en claquant des dents. Peter lui fit un OK avec le pouce et l’index et dirigea sa torche sous l’eau. Il plongea. Valeria alluma à son tour et, d’un coup de palme, s’enfonça à sa suite.
L’eau était limpide et les myriades de petites particules en suspension ne gênaient pas la visibilité. Le balai des faisceaux était féerique. Valeria n’avait aucun mal à suivre la grande silhouette qui s’enfonçait. Les chapelets de bulles d’air passaient devant elle en scintillant dans le halo de sa lampe.
La lumière de la torche de Peter se perdait dans le fond sans rien en révéler. Le jeune homme amorça un large virage. Ils frôlèrent d’imposants rochers, les contournèrent et descendirent encore plus profond. Il y avait peu de végétation, le relief était recouvert d’une fine couche de vase brune. En palmant, Valeria se réchauffait progressivement.
Soudain, comme un monstre émergeant des profondeurs, une masse apparut juste au-dessous d’eux. Valeria faillit s’étouffer et se cabra. La surprise passée, Peter s’en approcha. Il posa sa main sur le sommet pointu. Il regarda en direction de Valeria et désigna le monticule en hochant la tête. Aucun doute : il s’agissait d’un clocheton.
En se guidant le long de la faîtière, Peter remonta le toit. Il pivota vers la jeune femme. À travers son masque, elle vit son regard enthousiaste. La chapelle était là. Même s’ils ne pouvaient pas se parler, chacun devinait ce que ressentait l’autre.
Valeria caressa les pierres du clocher. Elle touchait enfin son rêve.
En tournoyant, ils descendirent au niveau de l’entrée. La petite fenêtre était à sa place, le lierre avait disparu, le sentier aussi. Le modeste édifice semblait posé au milieu du néant. Peter nagea jusqu’à la porte cintrée. Dans son sillage, il souleva quelques volutes de vase.
Les rares plantes aquatiques qui avaient réussi à se fixer dans les joints et les fissures ondulaient à leur passage. La porte décorée de ferrures était bloquée. Peut-être avait-elle été fermée à clé avant l’immersion, ou plus simplement était-elle gonflée par l’eau. Peter dégagea son couteau et essaya de l’insérer entre la porte et le mur au niveau de la serrure. Sans succès. Les gestes ralentis par l’eau, il commença à marteler le pourtour de la serrure avec la pointe de sa lame. Mais les années sous l’eau n’avaient pas pourri le bois et il dut renoncer.
Valeria aperçut une petite fenêtre en ogive et donna quelques coups de palme pour s’en approcher. Le vitrail semblait intact, mais il était recouvert d’une pellicule de micro-algues. La jeune femme tendit un doigt et effleura la surface. Le contact était doux et onctueux. Elle entreprit de dégager le petit vitrail. En quelques balayages, elle fit apparaître une scène de bénédiction. Une femme en grand manteau clair faisait le signe de croix devant une assemblée recueillie. « Sainte Kerin », songea Valeria. Achevant de nettoyer le vitrail, elle se rendit compte que les sertissages de plomb ne tenaient plus.
Peter nagea vers elle avec un geste de dépit : il n’avait pas trouvé le moyen de pénétrer dans l’édifice. Valeria lui fit signe d’approcher. Avec la paume, elle poussa délicatement sur l’assemblage de verre coloré, qui s’enfonça sans résistance. Les morceaux tombèrent, planant dans l’onde comme autant de feuilles à l’automne. Le passage ainsi ouvert était étroit mais suffisant. Il leur fallut déharnacher leurs bouteilles pour se glisser à l’intérieur.
Franchir le passage était comme entrer dans un autre monde. L’émotion était puissante. Les deux jeunes gens éclairaient les moindres recoins de la chapelle, chacun comparant ses propres visions avec la réalité engloutie. Valeria s’approcha de Peter et posa sa main sur son avant-bras. À la lueur de leurs lampes, ils échangèrent un regard qu’aucun d’eux n’oublierait. D’un coup de palme, Valeria monta jusque sous le toit de pierre, maintenu par une charpente d’énormes troncs parfaitement conservés. Dans un gracieux demi-tour, elle redescendit vers l’autel au milieu des bulles. Peter consulta sa montre et son manomètre de pression. Ils consommaient plus d’air que prévu. Leur inexpérience et les émotions les faisaient sans doute respirer plus qu’ils n’auraient dû.
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