Abigaël l’écoutait avec dégoût et colère, mais s’efforçait de ne rien dire pour ne pas l’interrompre.
— Ton père avait pensé à tout, un vrai stratège. Il a déployé une carte de la région sur la table d’autopsie, il a montré l’endroit exact où aurait lieu « l’accident » : le virage dans cette fameuse route en travaux, quelques kilomètres après la sortie d’Orchies, au niveau de la borne kilométrique 12. Il était allé là-bas dans l’après-midi pour étudier la façon dont il s’y prendrait. Son idée, c’était de projeter le véhicule contre un arbre, avec les deux cadavres de l’incendie à l’intérieur. Puis il devait emmener Léa avec lui et disparaître plusieurs mois en Espagne, le temps que les choses se tassent avec les hommes du cartel. Ensuite, il t’aurait contactée. Vous auriez probablement dû quitter le Nord, mais vous auriez été en vie.
— Mais… pourquoi Léa ? Pourquoi il voulait la prendre avec lui ?
— S’il avait été la seule victime de l’accident, ça aurait paru suspect aux yeux du cartel. Ils sont rompus à toutes les techniques de ceux qui essaient de passer entre les mailles du filet. Lui mort, et toi et ta fille qui en réchappent, comme par hasard ? Ça aurait été trop gros. Ta douleur, Abigaël… Ton chagrin était l’assurance dont avaient besoin ces types pour être certains que ce qui s’était produit était la réalité. Que ton père et ta fille étaient morts. Ils n’avaient donc plus aucune raison de s’en prendre à toi.
Abigaël se rappelait les mots de son agresseur : « Tu devrais être morte à l’heure qu’il est. Mais c’est ton père qui s’est fracassé à ta place. Il s’en est bien tiré, cet enfoiré. Et toi aussi. » Elle ferma les yeux. Tout bouillait à l’intérieur. Ces hommes du cartel avaient été là à l’enterrement, ils avaient rôdé autour de sa maison, avaient vérifié qu’Yves n’avait pas essayé de les duper.
— Mais là où ton père s’est gouré, c’est que ces hommes de l’organisation n’ont jamais lâché, à cause de cette drogue qu’ils voulaient à tout prix récupérer. Ce pactole de poudre blanche mis de côté pour assurer la planque et vous construire une nouvelle vie. Un type comme lui n’aurait pas eu de mal à la refourguer et à en tirer des millions d’euros…
Lorsque Abigaël releva les paupières, les larmes étaient là.
— Les analyses ADN… murmura-t-elle. Il y a eu des comparaisons au laboratoire, le gendarme Palmeri de la brigade accident était sur place avec son collègue lorsque tu as fait les prélèvements sur les cadavres. Tout cela était rigoureusement encadré. Vous ne pouviez pas tricher.
— Si, bien sûr que si, il suffisait d’anticiper. Tu passes ta brosse à dents dans la bouche d’un cadavre, tu mets un peu de ses cheveux dans ta propre brosse à cheveux, tu enfermes le tout dans ta valise… Quand on connaît les procédures, on peut toujours tromper le système, aussi performant soit-il. Ton père est revenu ici, la veille de l’accident, aux alentours de 17 heures, avec les brosses à dents et la brosse à cheveux de ta fille. On a fourré les brosses à dents dans la bouche des morts…
Abigaël se rappelait : son père avait prétendu être allé à Lille en fin d’après-midi, le 5. En fait, il était venu ici, avec les affaires de Léa, les avait imprégnées des traces des cadavres et les avait remises en place dans les valises.
— … On a marqué le cadavre de l’adulte de traces d’aiguille aux bras, parce que Yves en avait. On lui a rasé les cheveux comme ton père. Et pour le tatouage de chat sur le corps de la gamine, Frédéric l’a fait réaliser par une personne de confiance en bas, à la morgue. Il n’y avait évidemment aucune rougeur indiquant qu’il était récent, puisque les cadavres ne marquent plus.
— Et le Kangoo ?
— La nuit du drame, Frédéric ne voulait pas utiliser son véhicule personnel, trop risqué. Dans ces moments-là, on a toujours peur d’avoir une panne, un accident. Au moins, en cas de pépin, il pouvait abandonner la voiture volée. Et puis, il fallait un véhicule utilitaire afin de pouvoir y dissimuler aisément deux cadavres. Il a volé un Kangoo en banlieue, et il est venu avec, la nuit du 6, ici, à l’IML. Il était aux alentours de 1 heure du matin, il n’y avait plus personne, je m’étais assuré que le garçon de morgue ne serait pas là. On a chargé les deux corps à l’arrière, et Frédéric est parti… J’ai prié pour que tout fonctionne comme prévu, qu’il n’y ait aucun problème. Quand il m’a appelé vers 5 heures pour me dire que tout s’était bien passé, ça a été un énorme soulagement. La suite était limpide. Je recevais les corps de l’accident le lendemain, je faisais les autopsies en respectant toutes les procédures…
Pour la première fois, Abigaël vit les yeux de son interlocuteur devenir humides.
— … Et je te laissais croire au pire. Tu étais là, en face de moi, complètement anéantie. Et tu identifiais des étrangers comme étant ton père et ta fille. Ça a été pour moi l’un des moments les plus difficiles de ma carrière, je te l’assure, mais je me disais que tu les reverrais bientôt, que vous auriez une vie heureuse, tous les trois.
Il renifla pour s’empêcher de craquer devant elle.
— Mais le plus horrible était à venir, quand, quatre mois plus tard, est arrivé le cadavre retrouvé nu dans le coffre du Kangoo…
— … Ce jour-là, fin mars, je n’ai pas fait le rapprochement tout de suite avec le Kangoo que Frédéric avait volé le 5 décembre. Il m’avait toujours dit avoir brûlé la voiture du côté de Tourcoing, que ton père avait emmené ta fille à l’abri en Espagne, et qu’il lui passait un coup de fil de temps en temps pour signaler que tout allait bien. Et puis, le cadavre putréfié du coffre est arrivé quatre mois après l’accident, autrement dit, une éternité. Mais deux heures avant que vous ne débarquiez cette nuit-là, mon frère m’a appelé en catastrophe : il ne fallait surtout pas signaler la présence de la broche sur le tibia. Alors, j’ai immédiatement compris que Frédéric m’avait menti et que ce corps, c’était Yves, ton père.
Abigaël se rappelait cette nuit-là : pour la première fois depuis leur cohabitation, Frédéric et elle avaient couché ensemble. Il y avait eu ensuite le coup de fil de Lemoine annonçant la découverte du cadavre dans le coffre. Elle avait dû se rendormir et, quand elle avait rejoint Frédéric dans la salle de bains, il lui avait annoncé son départ pour l’IML. Il avait dû appeler son frère dans cet intervalle de temps.
— Qu’est-ce qui s’est passé la nuit du 6 décembre ?
— Frédéric m’a tout expliqué quand il est resté seul avec moi et que vous êtes sortis avec Patrick. La nuit de l’accident, Léa et toi étiez droguées au Propydol. Frédéric attendait dans le Kangoo, les deux cadavres dans le coffre, à une centaine de mètres du virage… Tu as mis très longtemps à t’endormir, leur plan a failli capoter à cause de ça. Yves a freiné au dernier moment, à quelques mètres de l’arbre, avant que tu sombres enfin…
Abigaël vivait en temps réel ce qu’il lui racontait. Elle voyait encore le tronc grossir juste devant le capot de la voiture, alors que, en réalité, elle ne l’avait jamais percuté.
— … Ensuite, mon frère et ton père ont commencé à dérouler la partie la plus délicate de leur plan : simuler l’accident. Frédéric m’a raconté ce qui s’est passé : il fallait vous sortir de la voiture, toutes les deux, emmener Léa à l’arrière du Kangoo, la déshabiller pour vêtir le cadavre, faire de même avec les vêtements d’Yves, puis transférer les deux cadavres du Kangoo à la Volvo… Ton père avait même pensé à prendre le doudou de ta fille dans sa valise, parce qu’il savait que ce serait dur pour elle, à son réveil, quand il lui expliquerait qu’elle ne te reverrait pas avant quelques mois et qu’il faudrait changer de vie. Ce doudou, c’était votre seul lien, à toutes les deux. Un objet auquel Léa pourrait se raccrocher dans les moments difficiles.
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