— Vous lui avez donc fourni la liste des patients de cette année-là ?
— Oui. Je ne viole pas le secret professionnel, les dossiers médicaux de ces enfants n’existent plus, on n’a plus grand-chose avant 1999. On a eu des inondations dans la salle des archives à cause d’une crue historique. Tout ce que j’ai pu lui fournir, ce sont des noms et des photos sur de petites fiches. Seuls les patients masculins l’intéressaient. Il y en avait vingt-trois.
— Pouvez-vous me citer leurs noms ? fit-elle.
— Pourquoi ne voyez-vous pas cela avec votre collègue ? Je m’apprêtais à scanner les fiches et les lui transmettre par mail.
Abigaël ferma les yeux, la main au front.
— C’est compliqué, il est en intervention pour le moment et j’ai un besoin urgent de ces noms, moi aussi.
— Très bien.
Il s’exécuta et lui dicta la liste. Abigaël se concentra sur chaque identité, mais aucune ne lui parlait.
— Ce mail que vous allez transmettre à mon collègue, vous pouvez me l’envoyer également de façon séparée ?
Abigaël comptait sur les photos, peut-être y reconnaîtrait-elle un visage ?
— Pourquoi séparé ? finit-il par demander. Votre appel me paraît de plus en plus étrange. Je…
— Ma fille fait partie des victimes du kidnappeur. L’un des individus que vous avez sous les yeux est celui qui retient mon enfant depuis plus de six mois. Il exerce une vengeance, vous comprenez ? Il s’en prend à ma fille pour m’atteindre moi. Je vous en prie, envoyez-moi ces fiches.
Un court silence.
— Vous les aurez d’ici une heure.
— Merci infiniment. Une dernière chose. Est-ce que vous avez fait part du message que j’ai laissé sur votre répondeur à ce gendarme ?
— Oui, je le lui ai signalé, bien sûr. Deux personnes qui m’appellent à un quart d’heure d’écart pour la même raison…
Abigaël lui communiqua son adresse mail, le remercia et raccrocha. Désormais, Frédéric savait qu’elle enquêtait de son côté. Il devait se douter qu’elle avait découvert une partie de la vérité le concernant. Qu’elle n’avait peut-être pas tant perdu la mémoire que cela. Était-ce la raison de son appel ? Le silence devait le rendre dingue.
Plus de 20 heures. Abigaël regarda l’institut médico-légal. Puisque Frédéric était au courant, cela ne servait plus à rien d’agir en secret, il fallait changer de plan, y aller la tête dans le guidon. Soumettre à Hermand Mandrieux l’idée qu’elle avait en tête.
Elle traversa la route en courant et arriva sur le parking du bâtiment. Elle entra, passa devant l’accueil déserté, emprunta l’escalier. Trois secondes plus tard, elle se tenait devant le bureau du médecin légiste. Il était debout et empilait quelques feuilles, s’apprêtant à partir.
Abigaël se positionna sur le seuil.
— Tu m’accordes deux minutes ?
Ses vêtements étaient maculés de poudre de charbon et de taches de sang. Elle avait les yeux rouges et dégageait une odeur de fumée à chaque geste. Hermand Mandrieux l’observa avec surprise.
— Bon Dieu, Abigaël, qu’est-ce qui se passe ? Tu es blessée ?
Elle épia chacune de ses réactions.
— Ça va aller, rien de grave. J’aurais besoin que tu rouvres un dossier pour moi. C’est très important.
Après un temps d’hésitation, le médecin légiste acquiesça, posa sa paperasse et retourna derrière son bureau. Il appuya sur le bouton d’alimentation de son ordinateur, manipula quelques secondes son téléphone portable et le posa à ses côtés.
— Je t’écoute.
— Ça concerne le cadavre retrouvé dans le coffre du Kangoo.
Hermand haussa un sourcil.
— Qu’est-ce que tu veux savoir, exactement ?
— J’aimerais voir les radiographies, notamment au niveau du tibia gauche. Tu peux me montrer celles qui sont stockées sur ton ordinateur ou celles qui se trouvent juste là, derrière toi, dans l’un de ces dossiers.
Hermand Mandrieux n’était pas du genre à laisser transparaître ses émotions, mais Abigaël le sentit soudain plus nerveux. Il se recula sur son siège, marqua un court silence puis revint vers l’avant. Il souleva une pile de dossiers, en chercha un en particulier et le poussa vers son interlocutrice.
— Voici une copie du rapport d’autopsie. Tout y est. Vas-y, jette un œil.
— Ce n’est pas le rapport que je veux. Ce sont les radiographies. Celles dont je pourrai récupérer les originaux dans les dossiers du radiologue si je le veux vraiment. À moins que lui aussi ne soit impliqué ?
— Impliqué ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Abigaël ouvrit le rapport médico-légal et se rendit à la partie concernant l’analyse du squelette. Elle le parcourut rapidement des yeux, puis le referma et le claqua devant elle. Hermand Mandrieux se mit en travers de son chemin lorsqu’elle se dirigea vers le fond du bureau. D’un geste vif, elle s’empara du coupe-papier sur le bureau et l’appuya sur sa poitrine.
— Si tu ne me laisses pas passer et consulter ces fichues radios, je te plante ça dans le bide. Je te jure que je le ferai.
Mandrieux comprit qu’elle ne plaisantait pas, qu’elle n’était pas dans son état normal. Il s’écarta.
— Ne fais pas ça.
Elle garda un œil sur lui et se mit à fouiller dans les dossiers suspendus et rangés avec soin. Elle ne mit pas longtemps à trouver le bon, qu’elle posa sur le bureau et consulta.
— Je me souviens bien de cette nuit où nous sommes venus assister à l’autopsie, avec Frédéric. La jambe gauche du cadavre était détachée du reste du corps et tu l’avais mise à l’écart sur l’autre table d’autopsie… Peut-être parce que j’aurais pu voir la cicatrice sur le tibia ?
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ça sentait tellement mauvais que je suis sortie avec Patrick Lemoine, mais Frédéric est resté seul avec toi. Qu’est-ce que vous vous êtes dit ?
Silencieux, Hermand fixait Abigaël froidement, immobile au milieu de la pièce, les bras le long du corps. La jeune femme trouva les radiographies, en leva quelques-unes devant la lumière. Son cœur se brisa lorsqu’elle découvrit, sur celle du tibia gauche, une pièce de métal rectangulaire.
— C’était lui… Le cadavre dans le coffre, c’était mon père…
Elle se laissa tomber dans le fauteuil du médecin, anéantie.
— Il a eu cette blessure lors d’une banale intervention. C’est à ce moment-là qu’il a connu Frédéric. Ils ont passé du temps ensemble à l’hôpital et…
Ses mains se mirent à trembler. Elle les plaqua sur ses cuisses.
— Frédéric t’a demandé de cacher la présence de cette broche avant qu’on arrive dans la salle d’autopsie, c’est ça ? Alors, tu as… décroché la jambe du reste du corps. Mon Dieu… Me dis pas que c’est lui, Hermand. Me dis pas que c’est Frédéric qui a tiré une balle dans la tête de mon père et qui lui a défoncé le crâne à coups de cric, avant de le balancer vulgairement au fond d’une rivière.
Hermand s’approcha.
— Tu ne vas pas bien, tu ferais mieux de…
— Les deux cadavres qui ont remplacé ma fille et mon père, ils venaient de tes putains de tiroirs de morgue, hein ? Ma Léa est entre les mains de Freddy depuis plus de six mois ! Et toi, tu le savais !
Le légiste n’était plus que l’ombre de lui-même. Il soupira longuement, comme résigné.
— Qu’est-ce que tu sais ?
— Que mon père fuyait des types qui cherchaient à lui faire la peau. Qu’il était un trafiquant de drogue, et que plus de trente kilos de cocaïne étaient enterrés dans un bois pas loin d’ici. Qu’il nous a droguées, Léa et moi, la nuit de l’accident. Qu’on a voulu faire croire à tout le monde que mon père et ma fille étaient morts…
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