— Je vais revenir te chercher.
Sa fille serrée contre elle, elle fonça vers la sortie. Elles se trouvaient à quelques mètres à peine de la liberté quand une grande lumière illumina l’ensemble de l’écurie.
Une ombre noire se tenait debout devant la porte d’entrée du bâtiment, un fusil à la main. Et, sur le disque de lune en arrière-plan, se découpait une tête de renard.
Planté devant la porte, Freddy pointait le fusil à double coup dans la direction d’Abigaël et de Léa. Une tache pourpre marquait la manche gauche de son tee-shirt. Il avait été blessé au bras, ou à l’épaule. Il agita le canon de son arme.
— Contre le mur. Tout de suite.
Abigaël sentit les tremblements de sa fille. Elle recula de quelques pas et obtempéra. Assise dans la poussière et la paille, elle enlaça Léa pour la protéger. Freddy s’approcha à trois mètres d’elles. Il cassa son fusil, y chargea une deuxième cartouche. Puis s’assit à son tour, l’arme posée entre ses jambes et dirigée vers les filles. Il était trop loin pour qu’Abigaël puisse tenter quoi que ce soit. Si elle lui sautait dessus et, même s’il la ratait, il abattrait Léa comme un lapin.
Piégées, à sa merci.
Freddy ôta son masque et le jeta sur le côté. Abigaël n’en crut pas ses yeux. L’individu qu’ils traquaient depuis plus d’un an était Nicolas Thévenin, le garçon de morgue de l’IML. Cet homme effacé, taiseux, croisé tant et tant de fois.
— Ce fils de pute a tué mon chien.
Abigaël caressait la tête de sa fille. Cet homme avait toujours évolué dans leur environnement. Au plus près de leur enquête. Il venait probablement de tuer Frédéric d’un coup de fusil, il n’hésiterait pas à finir le travail.
— Tu ne te souviens pas de moi quand j’étais petit ?
Abigaël avait beau chercher au plus profond de sa mémoire, elle ne voyait pas.
— Non, bien sûr que non, continua Freddy avant qu’elle réponde. Je ne suis personne pour toi. 1994… Le centre du sommeil dans les Pyrénées… Le petit Jacques Lambier… Un môme qui ne dormait que deux heures par nuit… On a été voisins de chambre durant ton séjour. Ça te revient, maintenant ?
Abigaël secoua la tête.
— Je suis tellement désolée mais, non, je ne sais plus. Je ne sais plus…
— Je vais te rafraîchir la mémoire. Benjamin Willemez, le père d’Arthur, m’a mené la vie dure au foyer de la DDASS. Un type ignoble avec les jeunes. Il ne m’a pas épargné. Il n’a jamais supporté que je puisse me lever la nuit et perturber les autres. Il croyait que je cherchais à lui tenir tête, à le provoquer. Certains adultes sont tellement butés… Mais moi, je ne le faisais pas exprès. Je n’étais pas fatigué, je n’ai jamais été fatigué. La nuit, j’avais besoin de vivre, de bouger, comme en plein jour. Il m’a persécuté, puni, humilié sans cesse, avant de m’envoyer là-bas, au Val du Bel-Air, cet endroit où on était censé réparer mon sommeil.
Il considéra longuement le sang sur le bout de ses doigts, frotta son pouce contre son index, comme lorsqu’on veut faire une boule de chewing-gum.
— Un an… J’ai été le joujou de Pierre Mangeain, le directeur, pendant un an, alors que je n’aurais dû rester là-bas que trois semaines. Mais Mangeain était fasciné par mon trouble. Un môme qui ne dort presque pas et qui, pourtant, grandit normalement. Tu imagines tout ce qu’on peut gagner sur une vie, avec si peu de temps passé au lit ? Toutes ces choses qu’on peut réaliser en plus quand on ne dort pas ? J’ai découvert, il n’y a pas si longtemps, que Mangeain avait écrit un livre. Je l’ai lu. Ce salopard a toujours eu une obsession : réduire le temps de sommeil à son minimum sans perdre en facultés intellectuelles. Il a travaillé avec des épidémiologistes, des neurologues et même l’industrie pharmaceutique pour percer les secrets du sommeil. Tu savais ça ?
Abigaël secoua la tête.
— Il était persuadé qu’on pouvait survivre, se développer normalement en dormant un minimum. Bien sûr, il ne me cite jamais dans son livre, parce que ce porc n’a jamais essayé de me soigner. Au contraire. J’ai été son jouet d’expérimentation. Son cobaye. Au fond, il était dix fois pire que Willemez. C’est pour ça que je lui ai réservé un traitement spécial…
Il ramassa de la paille au sol. La serra entre ses poings, aussi fort qu’il le pouvait.
— Il y avait cette pièce, au sous-sol de l’institut, où il m’emmenait deux fois par semaine. Toutes ces électrodes et ce plateau circulaire… J’étais le seul à y aller, il avait construit ça pour moi, il me l’a avoué quand je l’ai torturé et tué… Il me forçait à rester debout là-dessus, éveillé, avec des fils partout, me répétant que c’était pour me guérir. Le plateau basculait dès que je m’endormais. Mangeain n’essayait pas de prolonger mon sommeil, il cherchait au contraire à le réduire. À faire de moi un être qui ne dormirait quasiment plus. Un éveillé perpétuel.
Il sembla se perdre dans ses pensées. Ses yeux roulaient dans leurs orbites, par petits mouvements rapides et saccadés. Nystagmus , pensa Abigaël.
— Toi, tu venais d’arriver, et moi, ça faisait six interminables mois que j’étais dans cette prison. Nos chambres étaient voisines. Je ne parlais à personne, Mangeain me l’interdisait, j’avais peur de lui. Une fois, t’es tombée par terre devant moi, dans le couloir. J’ai cru que t’étais morte. Tes yeux étaient fixes, et ton bras faisait un angle bizarre par rapport au reste de ton corps. Tu t’es remise à bouger, au bout d’une minute, tu m’as dit que c’était normal, que ça t’arrivait souvent. Tu m’as montré quelques cicatrices. On est devenus amis, on bavardait tous les soirs en cachette. De toi, de ton père, de ta mère décédée, de ta vie dans le Nord. Et moi, je te parlais de ma souffrance. La prison dans laquelle je me trouvais à l’institut, cette pièce bizarre où je passais mes nuits. Tu as promis que tu m’aiderais quand tu sortirais, que tu parlerais, que tu reviendrais me chercher. On s’est coupé le bout du pouce avec un morceau de métal, et on a mêlé nos sangs pour sceller ta promesse. J’y ai cru, Abigaël. Chaque jour après ton départ, je regardais par la fenêtre et je t’attendais. Mais je ne t’ai plus jamais revue. Pas un signe, pas une lettre, rien. Tu m’as oublié, tu m’as abandonné. Tu ne valais pas mieux que les autres.
— J’habitais à l’autre bout de la France. J’étais malade, comme toi. J’en ai sûrement parlé à mon père, j’ai dû tout faire une fois dehors pour t’aider. Mais on n’était que des enfants, des mômes paumés qui se font des promesses. Le centre était l’un des plus réputés de France. Qu’est-ce qu’on pouvait faire contre des adultes ?
— Et alors ? Tu crois que ça excuse tout ? J’ai encore passé six mois dans cet enfer après ton départ. J’étais seul, je t’en voulais à mort, j’en voulais à Mangeain et à Willemez de m’avoir envoyé là-bas. Après avoir été le joujou de Mangeain, je suis retourné au foyer pendant deux ans, je dormais encore moins qu’avant. Willemez m’en faisait baver encore plus et moi, ça me rendait fou, ces nuits sans dormir, sans fermer les yeux. Un jour, j’ai fugué sans papiers. Je n’avais plus de racines, plus d’existence. Je me suis retrouvé dans des hôpitaux, des centres sociaux, j’ai donné une fausse identité, on m’a refait des papiers. J’ai trouvé des petits boulots dans les cantines scolaires, les centres de vacances. Je bougeais tout le temps. J’avais 15 ans quand j’ai rencontré Nicolas Gentil en colonie. On bossait tous les deux dans les cuisines. J’ai vite senti qu’il était pas net. Tout le monde en avait peur, mais personne ne disait rien. Le dernier soir, il m’a coincé dans les bois et m’a forcé à le sucer. Il a éjaculé dans ma bouche.
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