— Je n’ai rien trouvé de plus ringard.
Il lui tendit le bouquet de fleurs qu’il avait apporté.
Les yeux de Julie s’embrumèrent.
— Putain, Franck, c’est le plus beau cadeau que j’ai reçu de ma vie.
Après la traversée de Maubec, nous quittons la départementale pour prendre une petite route qui serpente entre les vignes.
— Nous y serons bientôt. Vous connaissez le Lubéron ?
— Pas vraiment, je suis plutôt amateur de montagnes.
L’imminence de notre arrivée a des effets bénéfiques sur son humeur. Il esquisse un geste théâtral et se met à chantonner d’une voix grave.
— Pourtant, que la montagne est belle.
Passé un hameau sur la gauche, la route se rétrécit et les gravillons remplacent l’asphalte.
— C’est ici. Bienvenue au paradis.
Il tourne à droite et prend une allée bordée d’oliviers qui descend en ligne droite vers l’entrée de la propriété. Nous débouchons sur une vaste cour intérieure. Une imposante bâtisse tapissée de vignes se dresse devant nous. Les pierres blondes, les châssis blancs et les volets bleus lui donnent un cachet tout particulier.
Je prends un ton admiratif.
— C’est superbe !
Il pavoise.
— Si vous saviez ! Il ne restait que des ruines quand je l’ai achetée. En plus de la maison principale, il y avait une grange, un moulin, une magnaneraie, une fenière et un pigeonnier. Tout avait disparu. J’ai tout fait reconstruire, pierre par pierre. Ça m’a pris des années. L’été dernier, j’ai installé une piscine.
Nous traversons la cour, grimpons quelques marches et entrons dans la maison. La pièce est spacieuse. Le sol est pavé de tomettes rouges, les murs sont blancs, d’épaisses poutres apparentes courent au plafond. Une odeur de feu de bois me flatte les narines.
À droite, un ado est assis dans un large canapé en cuir, une manette de jeux dans les mains. Si j’en crois le bruit de fond, il se livre à une hécatombe. Le buste en avant, les yeux rivés à l’écran, il n’a pas remarqué notre arrivée, ou n’a pas voulu la remarquer.
Jammet l’apostrophe de loin.
— Salut.
Le gamin répond par un bougonnement.
Il lève les yeux au ciel.
— Mon fils. Quinze ans, l’âge ingrat.
Une table rectangulaire prête à accueillir une vingtaine de personnes occupe le centre de la salle. Au fond, deux pianos à queue démesurés sont installés en vis-à-vis.
Il suit la direction de mon regard.
— Bösendorfer Impérial. Ils mesurent près de trois mètres de long et possèdent neuf touches de plus que les pianos traditionnels. Ce sont les seuls qui permettent d’interpréter avec fidélité certaines œuvres de Bartók, Debussy, Busoni ou Ravel.
Par politesse, je fais mine de m’intéresser.
— Je ne savais pas que vous étiez pianiste.
Il fait le faux modeste.
— Disons que je joue un peu.
— Pourquoi deux pianos ?
Ma question semble le surprendre.
— Vous aimez la musique classique ?
— J’écoute et j’apprécie, mais je ne suis pas connaisseur.
Je m’attendais à ce qu’il s’assoie et m’impose une brillante démonstration.
— De nombreux compositeurs ont écrit des pièces pour quatre mains, sur un ou deux pianos, Brahms, Liszt, Chopin, Rachmaninoff et d’autres. Certaines pièces pour orchestre ou des concertos pour piano et orchestre ont été retranscrits pour deux pianos.
Je m’apprête à lui demander qui est le co-pianiste quand une femme d’une quarantaine d’années descend l’escalier et se dirige vers nous en souriant.
— Vous avez fait bonne route ?
Elle me tend la main.
— Bonjour, Jean. Je peux vous appeler Jean ?
— Bien sûr.
Jammet dépose un baiser sur ses lèvres, l’attire contre lui et passe une main autour de sa taille.
— Je vous présente Julie, ma femme.
D’emblée, sa présence me met à l’aise. Elle lui arrive au menton. Les cheveux courts, l’allure décontractée, les yeux pétillants, elle dégage un charme naturel.
— Je suis ravi de faire votre connaissance, Julie.
— Moi de même. Donnez-moi votre manteau et votre chapeau.
Elle prend mon chapeau et le retourne dans ses mains.
— C’est amusant, Franck a le même. Votre chambre est prête, je vous ai installé au moulin. Comme vous n’aviez pas prévu de découcher, je vous ai pris une brosse à dents, j’espère que vous aimerez la couleur.
Diable d’homme, il ne doutait pas que j’accepterais son invitation.
— Vous êtes parfaite.
Elle lance un regard entendu à son mari.
— J’ai mis du rosé au frais, sauf si vous préférez autre chose.
— Du rosé, ce sera très bien.
Elle s’éclipse vers le fond de la pièce.
Jammet m’indique les fauteuils placés en arc de cercle autour du feu de cheminée.
— Asseyez-vous.
Nous sommes à peine assis que Julie fait son retour. Elle pose un plateau garni de trois verres et d’un seau à glace d’où émerge le col d’une bouteille.
— Voilà, je vous laisse.
Je marque mon étonnement.
— Vous ne trinquez pas avec nous ?
— Je vous retrouve pour le dîner.
J’en déduis qu’elle n’est pas la personne qu’il voulait me faire rencontrer.
Pendant que Jammet remplit les verres, la porte d’entrée s’entrebâille.
Un homme au visage buriné avance dans la pièce. Il est trapu et un foulard retient ses longs cheveux blancs. Je le situerais entre les soixante-cinq et les soixante-dix ans.
Il vient jusqu’à nous et s’assied en face de moi dans un silence de plomb. Sans me lâcher des yeux, il pose les coudes sur ses genoux et croise les mains.
Jammet hoche la tête en signe d’acquiescement, sans nul doute un message destiné à notre invité.
— Je vous présente Pépé.
L’homme continue à me dévisager sans un mot.
À force de côtoyer des truands de tout acabit, j’ai fini par les identifier. Bien souvent, il me faut moins d’une minute pour parvenir à les cerner. Les faux durs, les demi-sel, les petits voyous, les vicieux, les menteurs, les rouleurs de mécaniques, les psychopathes, les beaux mecs et j’en passe. Je pourrais dresser un catalogue qui listerait leurs spécificités.
L’homme qui me fouille du regard bouillonne de colère, une colère qui le ronge et est prête à exploser.
63
Le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre
Les parents de Julie virent leur réconciliation d’un mauvais œil, mais elle se montra catégorique et répondit à leurs récriminations sur un ton sans appel.
— Je suis toujours votre fille, mais j’ai grandi. Mes décisions m’appartiennent, que ça vous plaise ou non.
Après cette mise au point lapidaire, ils s’abstinrent de revenir sur la question.
Franck reprit son travail avec une énergie nouvelle.
Ce qui n’était au départ qu’une couverture était peu à peu devenu une passion. Ce métier lui plaisait, il aimait vivre au grand air, rencontrer les clients, motiver ses équipes. Ces derniers appréciaient ses qualités de meneur d’hommes et le respectaient.
Franck et Julie passèrent les fêtes de fin d’année en tête à tête, à Oppède-le-Vieux. Elle n’avait pas revu la maison depuis près d’un an et fut impressionnée par l’avancement des travaux. En plus de la bâtisse principale, une des dépendances avait été reconstruite et une grande partie des jardins aménagée.
Le 31 décembre 1997, pendant que l’église du village sonnait minuit, elle prit un air mystérieux.
— On dit que la pensée qui te traverse l’esprit le dernier jour de l’année, au douzième coup de minuit, se réalisera dans l’année.
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