Il extirpa une seconde photo, la plaça sans un mot à côté de la première. Il s’agissait d’un plan de la table du salon sur laquelle j’identifiai la montagne de courrier, les deux verres côte à côte et la bouteille de cognac entamée.
Je frémis malgré moi.
Une descente aux enfers m’attendait. Ils allaient me faire revivre le meurtre de Nolwenn, séquence par séquence. La méthode était tendancieuse, mais éprouvée. Dans de nombreux cas, la vue des photos créait un choc brutal. Le suspect craquait et avouait son forfait.
La troisième photo avait été prise dans la chambre de Nolwenn. Un large lit ovale occupait l’espace. Une forme était allongée, mais les draps qui la recouvraient empêchaient de distinguer la scène.
J’étais tétanisé à l’idée de ce qui allait suivre. J’étais néanmoins rassuré sur un point : je n’avais jamais vu cette chambre de ma vie.
Il prit le quatrième cliché et le mit dans mes mains.
— Regardez, monsieur Tonnon.
La photo était prise sur le côté du lit. Nolwenn me fixait de ses yeux morts. Une partie de son crâne avait disparu et une large tache de sang s’épaississait sur l’oreiller.
J’eus un mouvement de recul.
Jusqu’à présent, je ne m’étais préoccupé que de m’apitoyer sur mon sort et de m’ingénier à échapper au chef d’accusation qui me pendait au nez. La mort de Nolwenn n’était qu’un fait, des paroles à la radio, un arrière-plan qui me mettait en danger. Cette fois, la réalité me sautait au visage. Nolwenn était morte, assassinée de deux balles dans la tête.
Je la revis, debout devant mon bureau, emportée, impulsive, somptueuse. J’entendis son rire résonner. Je me souvins de son humour, de son sourire charmeur et de sa vivacité d’esprit. Je n’avais passé que quelques heures avec elle, mais nous avions été amants et elle m’avait envoûté.
Je n’entendis pas la question que Witmeur me posa. Les yeux rivés sur la photo, je sus que ma mission ne consistait pas seulement à sauver ma peau, mais à trouver le salaud qui avait commis ce meurtre.
Les photos avaient produit l’effet escompté.
J’avais peu dormi. Sans doute n’avais-je pas fermé l’œil de la nuit. Le visage de Nolwenn était imprimé dans mon cerveau et me poursuivait depuis la veille.
Je me levai, évitai de me regarder dans le miroir et me dirigeai vers la cuisine.
Malgré le choc qu’ils m’avaient infligé, je n’avais rien avoué.
Devant mon mutisme, Buekenhoudt était sorti de la pièce en maugréant. Il avait reparu une dizaine de minutes plus tard pour me signifier que je pouvais m’en aller, mais que je devais rester à la disposition des autorités.
Avant de rentrer chez moi, j’étais passé au Press Shop où j’avais acheté tous les quotidiens qui se trouvaient à portée de main. J’étais également passé chez le traiteur pour me prendre un plat préparé et une bouteille de Vichy.
Devant ma porte, j’avais découvert un grand sac en plastique dans lequel étaient jetées la paire de pantoufles, la robe de chambre et les lunettes de lecture que j’utilisais lorsque j’étais chez Caroline, ce que j’interprétai comme l’annonce tacite de la fin de notre relation. Si un doute avait subsisté, le mot qui se trouvait dans le fond du colis l’aurait dissipé.
Ne me téléphone plus, ne m’écris plus, ne m’adresse plus jamais la parole.
Je me préparai un café fort, avalai deux antidouleurs pour dénouer les contractions qui emprisonnaient ma nuque et allumai la radio.
Hormis ce billet, je n’avais reçu aucun message de soutien ou d’encouragement de la part de mes amis, de mes confrères ou de mes connaissances. Ils préféraient voir d’où venait le vent avant de choisir leur camp.
En dehors de mes parents qui m’avaient renouvelé leur confiance, seul Patrick m’avait appelé. En quelques mots, je lui avais relaté les événements de l’après-midi.
Il s’était montré confiant.
— Ils ne t’ont pas inculpé, c’est bon signe, ça signifie qu’ils ne sont pas sûrs de leur coup. Il leur manque des preuves. S’ils te convoquent devant le juge d’instruction, j’entre en piste.
J’avais passé la soirée à parcourir les gazettes, à écouter les informations à la radio et à regarder les journaux télévisés. J’avais ensuite visité les sites Internet qui couvraient l’affaire. Je m’étais couché tard pour ne pas parvenir à trouver le sommeil.
Je jetai un coup d’œil à l’extérieur.
Le ciel était couvert, mais il ne pleuvait pas. J’enfilai mon survêtement et mes chaussures de jogging.
Je sortis, respirai à pleins poumons et entamai un premier tour de l’avenue Circulaire.
L’affaire faisait grand bruit, tant en Belgique qu’en France. Même si elle ne faisait pas la une, elle figurait dans les sujets brûlants.
Amaury Lapierre avait fait quelques ronds de jambes à la télévision. Le brushing millimétré et le teint hâlé, il avait déclaré de sa voix haut perchée qu’il était bouleversé par cette triste nouvelle et qu’il espérait que la police mettrait rapidement la main sur les responsables de cet acte barbare.
Certains médias évoquaient à mots couverts mon implication dans l’affaire. Selon la sensibilité politique du support ou la hauteur de sensationnalisme recherché, ils précisaient qu’un homme, un témoin, un suspect, un avocat, voire un avocat bruxellois, avait été entendu par la police.
Un magazine people bien connu ne s’était pas embarrassé de telles précautions et révélait en page d’accueil de son site que Nolwenn avait passé la soirée et une partie de la nuit avec Hugues Tonnon, 44 ans, avocat bruxellois de renom, célibataire convoité, qui avait été interpellé à l’aube et avait été interrogé par la police durant une partie de la journée.
Je bouclai le second tour de l’observatoire, le souffle court.
J’approchais de mon domicile lorsque j’aperçus Witmeur.
Il revisitait les standards avec un art consommé. Il était assis sur l’aile de ma Mercedes, une jambe repliée, le talon posé sur la roue avant, le regard lointain.
Il m’interpella en continuant à fixer un point imaginaire.
— Nous avons du nouveau, monsieur Tonnon.
Je cherchai à reprendre mon souffle.
— Ah bon ?
Il indiqua la maison d’un signe du menton.
— Nous pouvons parler quelques minutes ?
— Bien sûr. Vous voulez entrer ?
— Nous serons plus à l’aise.
Son air cauteleux ne présageait rien de bon.
Nous entrâmes. Je le laissai debout dans le hall.
J’observai durant quelques instants ses cheveux gras, son nez luisant et ses épaules désaxées.
— Je vous écoute.
— Nous avons contacté votre opérateur téléphonique.
— Oui, et alors ?
— Dans la nuit de lundi à mardi, votre numéro a appelé le central des Taxis Verts.
De délicieux fourmillements envahirent mes bras.
— C’est possible, je ne m’en souviens pas.
— Il était 1 h 23, précisément. Une voiture de la compagnie de taxis s’est présentée au domicile de mademoiselle Blackwell à 1 h 47 et vous a déposé à votre domicile quelques minutes plus tard. Le chauffeur a déclaré que vous étiez ivre mort. Vous auriez chanté durant le trajet.
J’éprouvai quelque mal à contenir ma joie.
— En tout cas, je vous félicite pour votre rapidité et votre efficacité, monsieur Witmeur. J’espère à présent que l’enquête permettra d’arrêter le coupable. Vous pouvez compter sur mon entière collaboration.
Il resta impassible et balaya le salon du regard.
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