Il s’agissait des victimes, dix-neuf au total, tombées sous les balles des tueurs nazis.
Il posa un index sur la photo d’Éva.
— Elle s’appelait Éva, c’était ma vie, mon amour, la seule femme que j’aie aimée. Elle portait mon fils, elle est morte à ma place.
Il installa un silence que personne n’osa troubler.
Il s’adressa ensuite à 6M.
— J’ai beaucoup de respect pour vous, monsieur. Au nom de nos frères, j’aimerais vous remercier pour les efforts financiers et humains que vous déployez pour que jamais plus notre peuple ne soit victime de bourreaux, de tyrans ou de dictateurs.
Très ému, 6M se leva et vint lui faire l’accolade.
— Je connais ton histoire, Nathan. C’est moi qui te suis redevable. Je suis fier de t’accueillir parmi nous et je te suis reconnaissant de poursuivre ta mission malgré ce qui t’est arrivé. Aaron m’a dit que tu avais une proposition à nous faire.
Nathan s’adressa à l’ensemble de l’assistance.
— J’ai une suggestion à vous faire, messieurs, une suggestion qui va vous surprendre et vous offusquer, mais que je vous demande de considérer avec le recul nécessaire avant de la rejeter.
John intervint.
— Nous t’écoutons, tu ne seras pas interrompu avant d’avoir terminé.
Nathan éleva la voix.
— J’irai droit au but, messieurs, nous devons arrêter les procès.
Malgré l’injonction de 6M, la déclaration suscita un remous dans l’assistance.
Ce dernier leva la main pour obtenir le silence.
— Poursuis, Nathan.
— La qualité et la précision de nos recherches nous permettent aujourd’hui d’établir de manière formelle l’identité de nos cibles. À ce jour, nous n’avons jamais commis d’erreur sur la personne. Les assassins ne méritent pas de procès, ils ne nous ont jamais donné la possibilité d’en avoir un. Ils sont coupables et doivent mourir. Les procès demandent une mise en œuvre complexe et des déplacements dangereux. Ils engagent un nombre important de personnes. Cela augmente les risques. S’il existe une taupe parmi nous, elle a été infiltrée lors d’un procès. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un juré ou de quelqu’un proche d’un juré. Si nous voulons arrêter les assassinats, il faut arrêter de se prendre pour Dieu.
Sa dernière phrase provoqua de nouvelles rumeurs.
6M apaisa une nouvelle fois les esprits.
— Nous t’écoutons, Nathan.
— Je propose de mettre au point une forme d’interrogatoire qui forcera la cible à avouer elle-même ses crimes et à accepter la sentence. Je n’envisage pas de tortures physiques ou psychiques, je parle d’un dialogue fait de questions, d’affirmations, de reconnaissances de faits. Certains de nos ennemis se sont spécialisés dans ce genre d’exercices.
L’un des hommes ne put s’empêcher d’intervenir.
— C’est théorique. Les Russes font appel à ce genre de procédés, ils sont accompagnés de menaces, de souffrances psychiques ou de sévices corporels. Je doute que nous puissions avoir une force de persuasion telle que les Rats se mettent à avouer leurs crimes.
Nathan s’attendait à une intervention de cette nature.
— J’ai réalisé une première expérience, elle s’est avérée concluante.
Il termina en citant un proverbe juif.
— Dieu punit, l’homme se venge. C’est à vous de choisir.
Un long silence suivit son intervention.
John le pria de quitter la salle pour permettre aux membres de débattre de sa proposition.
La réunion reprit le lendemain, dès la première heure.
6M ouvrit la séance et s’adressa à Nathan.
— Nathan, nous avons longuement discuté de ta proposition. Elle va à l’encontre de nos valeurs. Nous savons tous que la Bible déclare « œil pour œil, dent pour dent ». Ce verset, appelé la loi du talion, a créé le mythe du Juif sanguinaire et vengeur. Au contraire, le droit hébraïque a toujours dénié la vengeance et encouragé la réconciliation. Dans le Lévitique, il est écrit, « ne te venge pas et ne garde pas rancune, aime ton prochain comme toi-même ». En notre âme et conscience, nous devrions refuser ta proposition.
Il installa une pause et parcourut l’assemblée du regard.
— En revanche, nous ne voulons pas que le sang de nos frères coule à nouveau. Si ta suggestion peut éviter de nouvelles victimes, ne serait-ce que pour un temps, nous nous devons de la suivre, même si nous en rejetons le principe. Ta proposition est acceptée, Nathan. Nous allons consulter des spécialistes en dialectique et développer une technique d’interrogatoire comme tu l’as proposé.
Il se leva, vint à la rencontre de Nathan et le serra dans ses bras.
— Tu auras un rôle à jouer dans cette démarche, nous te tiendrons au courant. Je te remercie pour la sagesse de tes conseils.
65
Je sais comment te contacter
J’ouvre les yeux. La nuit est tombée. Une violente migraine déferle dans ma boîte crânienne.
Je ne sais si je suis resté dix minutes ou deux heures dans le cirage. Les trois malabars sont debout dans la pénombre, à moins de deux mètres, en arc de cercle autour de la chaise où je suis assis.
Hormis l’injection qu’ils m’ont administrée, leur attitude ne me semble pas belliqueuse. Ils ne m’ont pas passé de menottes et mes chevilles ne sont pas entravées.
Je passe une main sur ma nuque, me masse les cervicales.
L’un d’eux fait un pas en avant, me tend un verre d’eau.
— Boire.
Je m’empare du verre et plonge une main dans ma poche à la recherche de la boîte métallique. Les types ne bronchent pas. Ils m’ont fouillé et savent que je ne suis pas armé.
Mes yeux s’habituent peu à peu à l’obscurité.
Je retrouve mes repères, je reconnais les lieux. Ils m’ont installé sur la chaise, au milieu du plateau. La cage d’escalier se trouve derrière moi, à quelques mètres, mais je ne songe pas une seconde à tenter de fuir ou à reprendre le combat.
Je hume le verre d’eau.
Mon geste les amuse.
Je prends un Imitrex, vide le verre d’un trait et m’adresse à l’homme à la chemise blanche.
— On attend quelque chose ?
Il acquiesce.
Je me suis fait avoir sur toute la ligne. La vieille histoire de l’arroseur arrosé. Le piège s’est mis en place avant même que je ne capte l’échange de mails entre Susfeld et Katz.
J’ai pris mes renseignements sur ce Kervyn. Je vois qui c’est. Laissons-le venir.
Plus qu’un piège, il me lançait un défi. Il s’est renseigné sur mon compte. Il savait que je possédais les compétences nécessaires pour remonter leur piste.
Ces types sont des pros. Ils sont entrés dans ma bécane et ont tracé mon téléphone, ce qui explique le bon déroulement des faits et le comité d’accueil. Les cordonniers sont les plus mal chaussés. Il faudra que j’en parle à Jean-Charles, si j’arrive à sortir d’ici.
Un remue-ménage se fait entendre dans les profondeurs de l’immeuble. Je perçois un grincement de charnières, suivi du bourdonnement de l’ascenseur. Je suis surpris qu’il fonctionne encore.
Après une dizaine de secondes, le ronronnement cesse et la porte de l’ascenseur s’ouvre en couinant dans mon dos.
Quelqu’un marche dans notre direction. Son pas est irrégulier. Un bruit métallique accompagne sa progression. Il s’aide d’une canne. Il contourne la chaise et apparaît dans mon champ de vision.
L’homme est de taille moyenne et porte une épaisse crinière blanche. En smoking, je l’aurais pris pour un sommelier ou un chef d’orchestre. Il se tient légèrement voûté. Au jugé, je lui donne plus de quatre-vingts berges.
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