— Ces profils tendraient-ils à montrer qu’un tel cloisonnement ne fait plus sens et que les réalités sociales sont dépassées ?
— Peut-être. Parmi tous les terroristes, de tous les bords, il y a un type qui revient particulièrement souvent, indépendamment de toute vision politique : le juste. Il, ou elle — on compte aussi des femmes parmi les personnes arrêtées —, est intimement convaincu d’être détenteur de la seule et unique vérité, une vérité salutaire. Ce qui, a priori , pourrait ne pas être si grave. Chacun d’entre nous connaît ce genre de gens. Cela devient plus problématique lorsque de telles personnes sont convaincues qu’elles peuvent imposer leur vision du monde par quelque moyen que ce soit. Pour atteindre leur objectif prétendument noble, elles sont prêtes à sacrifier d’innocentes victimes.
— Tous les terroristes ont-ils été arrêtés ? Combien y en a-t-il ? Et, où et quand seront-ils jugés ?
— Je ne peux encore vous répondre sur ces points. »
Istanbul
Les téléviseurs de l’aéroport lui avaient tout dévoilé. Quelques heures à peine après l’attaque contre les bâtiments du central opérations apparaissaient les premières images. À sa déception, il y avait également des images en provenance de Mexico. Et ce n’était pas tout : l’électricité était revenue dans de vastes régions d’Europe et des États-Unis. Mais ils n’avaient encore rien vu !
Il se trouvait sur un vol à destination de La Haye. Les compagnies aériennes avaient repris dans les délais les plus brefs une grande partie de leurs rotations en Europe.
Ses amis et lui s’étaient imaginé les choses autrement. L’Europe devait rester au moins un mois sans électricité à la suite de la première vague. Mais c’était sans compter sur cet Italien. Il l’avait vu brièvement à la télévision. Ils auraient dû s’en occuper plus tôt. Sitôt après qu’il eut alerté Europol au sujet des compteurs communicants. Et de manière plus efficace. Qui aurait pu penser que ce type serait si obstiné ? Il avait anéanti leur travail de plusieurs années et la chance d’un nouveau départ pour l’humanité. Il devait payer. Il devait bien s’avouer qu’il prenait cette affaire plus à cœur que de raison.
Il ignorait qui avait finalement bloqué la seconde vague prévue. Il avait envoyé l’ordre lui-même, hier, vers midi. Il y avait donc encore un peu de temps. Suffisamment pour trouver l’Italien. Il savait où le chercher.
Ratingen
« Nous avons pu retracer l’origine du code malveillant dans le widget SCADA, expliquait Dienhof. Dragenau l’avait déjà élaboré au siècle dernier.
— Ça fait aussi longtemps qu’il préparait son coup ? demanda Hartlandt.
— Nous ne le saurons jamais. Peut-être un simple exercice de virtuose, pour se prouver quelque chose. Ou, autrefois, il voulait avoir une carte en réserve, au cas où. Pour se venger du rachat de sa société.
— Pourquoi personne n’a remarqué la manipulation ?
— Dragenau attendait le moment propice. Vous souvenez-vous de l’hystérie du bug précédant le changement de millénaire ? Tous les ordinateurs auraient planté à cause de ça. Nous avions beaucoup à faire, parce que nos programmeurs d’alors avaient développé nombre de programmes avec des dates à deux chiffres. Il a fallu modifier presque tous nos programmes. Nos contrôleurs et nos testeurs se concentraient sur le changement de millénaire. Finalement, la catastrophe annoncée n’a jamais eu lieu. Mais les conseillers en IT s’en sont mis plein les poches. Et, dans ce bazar, on n’a pas vu les quelques lignes de code incriminées. Et on ne les a jamais trouvées par la suite.
— Il a laissé dormir tout ça pendant onze ans.
— Comment les terroristes ont approché Dragenau, les enquêteurs le diront. Ils ont probablement contacté différents collaborateurs dans diverses sociétés. Un jeu risqué, si vous voulez mon avis. Mais manifestement, ça a marché.
— Sa traîtrise ne lui aura pas rapporté grand-chose », releva Hartlandt.
L’autre opina du chef.
« Merci, monsieur Dienhof, conclut Hartlandt. Merci également pour avoir mis si rapidement des versions saines à notre disposition. »
Il se tourna vers Wickley, dont les traits étaient restés figés pendant que parlait son collaborateur.
« Et vous concernant, il n’y a rien qui justifie un mandat. Cependant, nous nous verrons au tribunal pour votre tentative de dissimulation de la découverte du code malveillant. »
Le fonctionnaire tendit la main à Dienhof. Il n’adressa pas le moindre regard à Wickley. Il devait encore parler à quelqu’un, pas de gaieté de cœur, certes, mais cela lui était nécessaire.
La Haye
« Manzano, fit l’Italien en décrochant le téléphone de sa chambre d’hôtel.
— Un certain Hartlandt pour vous », annonça le concierge.
Il hésita un moment, puis répondit : « Passez-le moi. »
L’Allemand le salua en anglais et lui demanda comment il se portait.
« Ça va mieux, maintenant, répondit-il, non sans méfiance.
— Vous avez fait un sacré bon travail, le complimenta l’inspecteur. Sans vous, on n’aurait pas pu faire tout ça. Ou, en tout cas, pas si vite. »
Manzano, surpris, ne pipait mot.
« J’aimerais vous remercier pour votre aide. Et vous présenter nos excuses pour la manière dont nous vous avons traité. Mais, à ce moment…
— J’accepte vos excuses. » Il n’avait pas pensé entendre reparler de Hartlandt de toute sa vie. « C’était une situation exceptionnelle. Je crois que nous nous sommes tous conduits de manière peu raisonnable. »
Berlin
« Nous n’avons pas encore de chiffres fiables concernant le nombre définitif de victimes, fit Torhüser, du ministère de la Santé. Les premières estimations pour la République fédérale font état d’un nombre de morts directs à cinq ou six chiffres ; un nombre à cinq chiffres important ou à six chiffres peu élevé. »
Michelsen réalisa comment, l’espace d’un instant, chacun retint sa respiration dans la salle.
« Comme je l’ai précisé, ce ne sont que des chiffres provisoires. On ne peut exclure qu’ils grimpent considérablement. Pour toute l’Europe, nous devons miser sur plusieurs millions de victimes. On ne peut estimer le nombre de dommages à plus long terme, comme pour les malades souffrant d’une maladie chronique et qui n’ont pu être pris en charge — maladies du cœur, diabètes, dialyses — ou les personnes exposées à des radiations radioactives. Dans un périmètre de dix kilomètres autour de la centrale de Philippsburg et de ses bassins endommagés, on a mesuré des doses de radioactivité nocives. »
Torhüsen, après les photos de la centrale, projeta celles de cimetières aux vastes surfaces de terre labourées.
« Un autre aspect non négligeable de l’état sanitaire concerne le traitement des corps. Dans l’urgence, de nombreuses personnes décédées ont été enterrées anonymement dans des fosses communes. Le problème est devenu d’autant plus épineux que, dans bien des cas, on n’a pu formellement les identifier. On peut s’attendre à de nombreuses controverses avec les proches des défunts ; il faudra exhumer nombre d’entre elles pour établir leur identité. »
Photos d’hôpitaux berlinois déserts.
« Le fonctionnement des centres de soin peut être rétabli rapidement, sinon du jour au lendemain. L’approvisionnement en eau, en vivres et en médicaments sera particulièrement crucial dans ce cas. À moyen terme, il faudra faire avec le peu de médicaments encore en stock, et dont la production a dû être arrêtée. Pour l’heure, nous considérons que sous environ une semaine, une partie importante de la population pourra de nouveau être prise en charge médicalement. »
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