La Haye
Mon Dieu ! Ce n’est pourtant pas la retransmission d’un match de foot, se dit Manzano. Il s’était promis de ne pas regarder l’assaut. Cependant, les images en mouvements sur les différents moniteurs, obtenues à partir de quatre caméras différentes à Istanbul et Mexico, l’hypnotisaient. L’Italien se demanda qui choisissait la perspective. Est-ce qu’un réalisateur se trouvait à Langley, ou Berlin — et pourquoi pas à Hollywood —, pour crier à ses équipes : « Screen 1, caméra 3 ! » ?
À Istanbul, les unités spéciales, courant dans un couloir sombre, s’engouffraient dans une salle remplie de bureaux et d’ordinateurs. Plusieurs personnes se levèrent. Certaines levaient les bras, d’autres se jetaient sous les bureaux ou derrière les chaises. Les caméras des casques enregistraient des images de visages paniqués, apeurés, en colère. Les micros captaient cris, ordres, bruits de pas, détonations.
Puis les images se firent plus calmes. Plusieurs prisonniers étaient à plat ventre, les bras liés dans le dos. Sur les postes de travail délaissés rayonnaient les écrans, dont Manzano ne pouvait reconnaître ce qu’ils affichaient. Deux policiers passèrent prudemment dans une pièce contiguë où ils ne trouvèrent âme qui vive, mais des baies serveurs du sol au plafond.
À Mexico, deux Seals étaient agenouillés au-dessus d’un individu blessé pour lui poser une compresse. L’homme les insultait, eut un sourire sardonique, murmura quelque chose de méchant à en croire l’intonation. D’autres soldats inspectaient les pièces restantes.
Dix minutes plus tard, le message suivant retentit, en provenance d’Istanbul : « Mission accomplie, cibles neutralisées, onze personnels ennemis appréhendés, trois blessés légers, trois morts. »
Deux minutes plus tard, un message équivalent de Mexico : « Treize personnels ennemis appréhendés, un blessé grave, deux morts. »
« Mes félicitations ! » résonna la voix du président américain dans les haut-parleurs.
Les autres politiques se joignirent à lui, en différentes langues.
Istanbul
Il rejoignit l’aéroport Atatürk par les transports en commun. Lorsqu’il quittait le central, il portait toujours sur lui la clef de sa consigne. Il y trouva les faux papiers et l’argent.
Si les policiers avaient trouvé leur quartier général, ils connaissaient probablement les causes du black-out et pouvaient donc y mettre un terme. Ce n’était qu’une question de temps avant que les premiers vols puissent rallier les plus importantes agglomérations européennes. Une question restait en suspens : que savaient-ils précisément de leurs troupes ? Ils devaient probablement le soupçonner d’en être. Plus ils en sauraient sur les autres, plus ils remarqueraient son absence lors de l’assaut. Ils s’imagineraient que ceux qui manquaient avaient pris la fuite et feraient surveiller les aéroports. Mais il avait confiance en ses nouveaux papiers, sa nouvelle coupe de cheveux et sa moustache. Et s’ils avaient également découvert Mexico ? Il chercha une place confortable d’où il pouvait voir la télévision, qui diffusait des chaînes d’informations en continu. Même s’il ne pouvait entendre, les images suffiraient. Il avait tout son temps. Les dispositions qu’il avait prises achèveraient le travail. Libre à eux de penser que tout était fini. Il était mieux placé qu’eux pour savoir.
Ybbs-Persenbeug
Herwig Oberstätter regardait les trois géants rouges de l’immense salle des générateurs de l’aile sud de la centrale. Dans sa main droite, son talkie-walkie sonna.
Grâce à un messager spécial de l’armée, la mise à jour de Talaefer avait été effectuée trois heures auparavant.
« C’est tout ? » s’étonnaient les informaticiens. Les alertes. Quelqu’un avait corrompu une partie du programme pour engendrer des messages d’erreur ineptes.
L’entreprise responsable de tout ça est ruinée, songea Oberstätter. Jamais plus elle n’aura de contrats. Et les indemnités qu’elle devra verser achèveront de la mettre sur la paille.
Après que les techniciens eurent lancé le logiciel corrigé, Oberstätter et ses collègues commencèrent les tests et les différents préparatifs pour la reprise de l’activité dans la salle de contrôle. Aucun problème. D’abord, il n’entendit rien. Ce n’est qu’aux vibrations emplissant l’air qu’il réalisa que les machines faisaient de nouveau passer le courant du Danube dans les turbines des générateurs pour produire de l’électricité, ce qui n’était plus arrivé depuis des jours. L’air trembla, un grondement léger, profond, naquit, s’amplifia, atteignit son apogée, se stabilisa en un bourdonnement plus faible, qu’Oberstätter accueillit intérieurement comme le premier cri d’un nourrisson.
Rome
Pas plus que ses homologues, Valentina Condotto n’avait fermé l’œil au cours des nuits passées. Elle était à son poste dans la salle de conduite que les informaticiens venaient de déclarer apte à fonctionner. Dehors, il faisait encore nuit. Pourtant, un message provenant de la majorité des centrales ayant été désactivées annonçait la fin des erreurs sur leurs systèmes. Elles pouvaient être redémarrées. Par ailleurs, des dispatchings des pays voisins, tels la Suisse et l’Autriche, disposaient déjà d’électricité pour les nœuds internationaux. Ils pouvaient relancer leurs réseaux de manière autonome. Sur le large écran, les premières lignes, aux frontières septentrionales, se colorèrent en vert. De nœuds en nœuds, les lignes se reconnectaient, les vertes remplaçant les rouges. Parallèlement, des traits verts rayonnaient à partir des différentes centrales pour recouvrir tout le pays, à la manière de lianes à la croissance rapide.
La Haye
« Ils sont bien équipés », constata Bollard, tandis que la caméra de son casque transmettait les images du central opérations stambouliote. « Toutes les personnes arrêtées ou mortes figurent sur notre liste. Il manque quelques-uns des contacts. Ce qui ne signifie rien. Peut-être qu’ils n’ont rien à voir avec tout ça.
— Est-ce qu’ils parlent ? demanda Christopoulos, sidéré que deux de ses compatriotes figurent au nombre des terroristes.
— Certains causent bien volontiers. Même si ce ne sont que des foutaises. On les retrouve déjà dans leurs publications diverses. Il s’agit de créer un nouvel ordre mondial, plus humain, plus juste, plus équitable. Ils pensent que cet ordre ne peut provenir de l’état actuel des choses, qu’il doit advenir en frappant un grand coup.
— Ça me fait penser à la stratégie néolibérale du choc, observa Christopoulos.
— Regardez-moi ça ! » s’écria un des hommes.
Perdue dans ses pensées, Marie Bollard regardait dans le vide, lorsque soudain le réfrigérateur émit un léger bourdonnement. Le bruissement ne cessa pas. Étonnée, elle se retourna pour se rapprocher, incrédule, de l’appareil, puis l’ouvrit. À l’intérieur, de la lumière. Frénétiquement, elle appuya sur l’interrupteur mural à côté. Le plafonnier s’illumina.
« Maman ! entendit-elle hurler ses enfants dans le salon, maman ! »
Elle s’y rendit en courant. Les lampadaires à côté du canapé fonctionnaient. Paul tripota la télécommande de la télévision. Une mire grise à l’écran, un grésillement dans les haut-parleurs. Louise jouait avec l’interrupteur du lustre, allumé, éteint, allumé, éteint.
« Papa avait raison, s’écria Paul, le courant est revenu ! »
Dans la maison en face, elle vit le même manège ; des lumières qu’on allumait, qu’on éteignait, etc. Elle se rua à la fenêtre, suivie par les enfants qui écrasèrent leurs visages sur les carreaux. Aussi loin qu’il leur était possible de voir, des lumières vacillaient chez les gens.
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