La Haye
Sourire aux lèvres, Lauren braquait sa caméra sur Piero. Elle était venue dans sa chambre. Elle n’avait que peu de temps.
« Tu es un héros, s’écriait-elle. Maintenant, tu vas devenir célèbre. »
L’Italien cacha son visage dans ses mains. « J’aimerais mieux pas !
— Mais tu me fais quand même une interview, hein ?
— Et pourquoi ne ferions-nous pas l’inverse ? C’est moi qui te pose des questions. Tu as passé ton temps à sauver l’ordinateur grâce auquel on a trouvé RESET. »
Une fois de plus, la sonnerie du portable de Shannon retentit. Elle échangea quelques mots avec son interlocuteur avant de poser l’appareil.
« Je suis emmerdée en permanence, grommela-t-elle.
— C’est toi la célébrité, la railla-t-il.
— Je ne suis que la messagère. »
Elle perdit un peu de son entrain, se laissa tomber sur le canapé et le regarda, l’air songeur. « Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, pourquoi ? »
D’un coup, son intonation perdit toute trace d’excitation, se fit plus douce, mais insistante.
« Excuse-moi, mais, après tout ce qu’on a vécu ensemble, je vois bien qu’il y a quelque chose qui te tracasse.
— Peut-être justement ce qu’on a vécu ensemble ? »
Elle rougit, ses tempes se réchauffèrent, elle se troubla, lui laissant penser que tout cela cachait quelque chose ; elle n’était toujours pas en mesure d’identifier clairement ses sentiments pour son compagnon de route. Ils s’étaient énormément rapprochés au cours de leur périple, à plusieurs points de vue. Mais qu’elle interroge un instant ce qu’elle ressentait, alors il était manifeste qu’elle éprouvait à son égard davantage qu’une innocente sympathie fraternelle.
Il avait dû remarquer sa gêne.
« Je pensais à ce que nous avons vu et vécu tous les deux. Aux conséquences de cette attaque, ce que les gens ont enduré. »
Quelque peu vexée, mais soulagée d’une certaine manière, elle répondit : « Nous ne l’oublierons pas de sitôt. »
Il acquiesça, se tourna vers la fenêtre. « Il y a une chose que je ne comprends pas. Ces femmes et ces hommes se sont donné bien du mal pour déclencher ce chaos. Tu t’en souviens, j’en avais parlé avec Bollard, lorsqu’il est parti pour Istanbul. »
Je m’en souviens, pensa-t-elle. Ne peut-il jamais s’arrêter ?
« Je me demande à quel moment ils auraient considéré que leurs objectifs étaient atteints. Si même, peut-être, ce n’était pas déjà le cas. Les pamphlets et manifestes qu’ils ont écrits parlent d’un ordre juste et solidaire, qui ne peut être possible qu’après un nouveau départ. RESET. Remettre les compteurs du système à zéro. S’ils sapent les fondements mêmes de notre civilisation, s’ils s’en prennent à sa raison d’être, nous devons tout réorganiser. Bien sûr, nous ne connaissons pas encore les effets à long terme, mais pour renverser totalement l’ordre actuel, ce qu’ils ont fait n’a pas duré assez longtemps. Dans la plupart des États touchés, les gouvernements élus sont restés au pouvoir, et les structures d’avant se reconstruisent. Douze jours n’ont pas suffi. Est-ce qu’ils le savaient ? Avaient-ils prévu que le black-out s’éterniserait ? Je me demande en permanence ce que j’aurais fait à la place de ces tarés… Si j’étais allé aussi loin qu’eux, pensa tout haut Manzano, j’aurais pris des mesures pour le cas où on m’aurait coincé plus tôt que prévu. J’aurais fait en sorte que mes objectifs soient tout de même atteints. Regarde donc les images de leur arrestation et celles qui ont suivi. Ils n’ont pas l’air d’être dévastés. Bien au contraire ! J’ai l’impression qu’ils ont l’air satisfaits, voire triomphants.
— Sans doute voulaient-ils simplement devenir célèbres, comme tous les autres tueurs de masse. C’est ce qui leur est arrivé, et ils le savent. »
Il hocha la tête, regarda le sol, comme si la réponse à ces interrogations pouvait s’y trouver.
« J’ai un sombre pressentiment, rétorqua-t-il. Comme si quelque chose d’autre allait arriver.
— Tu sais quoi ? fit Shannon. Je dois partir pour Bruxelles, j’ai des rendez-vous avec des dirigeants politiques…
— Tu es maintenant une femme très sollicitée.
— Peut-être même que Sonja acceptera de parler devant ma caméra. C’est quand même grâce à elle que nous avons pu découvrir RESET. T’as envie de m’accompagner ? Ça te changera les idées. »
Istanbul
« Qu’auriez-vous fait à leur place ? » demanda Bollard. De la fenêtre de sa chambre, il pouvait voir descendre le soleil incandescent derrière les toits de la ville.
« Je ne connais pas le dernier stade des analyses de RESET, répondit Manzano en visioconférence avec le fonctionnaire. Avez-vous pu en reconstituer les éléments ?
— Les premières parties, oui.
— On y parle des attaques des semaines passées ?
— On ne sait pas encore. Ce sont des milliers de conversations avec des développeurs et des millions de lignes de code. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Les attaques ont l’air de s’être toutes produites le premier jour. Avons-nous des indices laissant à penser que les terroristes continuaient de manipuler les systèmes ?
— Non.
— Vous m’avez demandé ce que j’aurais fait à leur place : j’aurais fait en sorte que les cyberattaques puissent continuer, même si je n’avais plus été en mesure de le faire moi-même. J’aurais placé des bombes à retardement dans les systèmes électriques qui exploseraient sitôt les réseaux de nouveau en état de marche et dans le cas où je serais incapable de les déconnecter une fois de plus. »
Bollard fixa l’écran quelques secondes. Les terroristes n’avaient pas eu tout à fait tort sur ce point : Manzano pensait comme eux. À moins qu’il ne soit devenu purement et simplement paranoïaque après tout ce qu’il avait enduré.
« Lors de ma première visite sur RESET, je suis tombé sur une discussion où il était question d’une backdoor , poursuivit l’Italien. À quoi bon une porte dérobée lorsqu’on est déjà à l’intérieur ?
— Pour s’infiltrer lorsque tout le monde croit que les systèmes sont de nouveau sûrs… » compléta Bollard.
Manzano haussa les épaules.
« Je ne suis certainement pas le premier à penser comme ça. A-t-on des pistes pour Pucao, Jusuf et von Ansen ? »
Bollard répondit par une question : « Vous pensez que ce n’est pas encore fini ?
— Je ne sais pas. Je pars pour Bruxelles. Je vous fais signe de là-bas. »
L’écran devint noir.
Pour la énième fois, Bollard composa le numéro de son contact à la Croix-Rouge.
« François, le salua à l’écran un visage ridé aux cheveux gris, je suis désolé. Nous n’avons pas encore trouvé tes parents ni tes beaux-parents. »
Orléans
« Non ! » cria un soldat à quelques personnes des premiers rangs, suffisamment fort pour que Doreuil et les Bollard l’entendent. Pour l’instant, personne ne peut retourner dans la zone interdite !
— Mais où va-t-on aller, alors ? demandèrent quelques personnes.
— Rester ici !
— Je ne reste pas une seconde de plus », lança Doreuil à ses amis, en criant, afin de couvrir le brouhaha.
Vincent Bollard ne répondit pas. Elle put lire dans ses yeux l’angoisse de ne plus jamais pouvoir retourner chez lui.
« Il n’y a que cent trente kilomètres pour aller à Paris. On peut y arriver, d’une façon ou d’une autre. Puisqu’il y a de nouveau du courant, on peut faire le plein. On peut peut-être prendre un taxi ou louer une voiture. Je payerai le prix qu’il faut ! Ou peut-être même y a-t-il de nouveau des trains. »
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