— Un concurrent déçu, acculé à la faillite, qui devient votre collaborateur… dans votre branche, ne considériez-vous pas qu’il représentait un risque extrême ? demanda Hartlandt, incrédule.
— Au début, oui, répondit Wickley. Mais, au fil des années, il nous a fait une impression si positive que nos soupçons se sont évaporés. »
Entre Cologne et Düren
Shannon ouvrit les yeux et regarda le tas de cendres. Quelques braises orange y brillaient encore. Quant à Manzano, il dormait toujours, respirant difficilement.
Son visage blême était trempé de sueur. On voyait, à travers le trou de la toiture, un coin de ciel bleu.
Shannon resta allongée, méditant sur la situation. La panique commençait à l’envahir. Elle connaissait ce sentiment d’autrefois, à l’école par exemple, lorsqu’elle pensait être incapable de réussir un examen, ou en voyage, lorsqu’elle n’avait plus ni but ni argent. Elle savait cependant comment se sortir de cette mauvaise passe : non pas en regardant fixement et sans bouger la gueule du serpent, comme un lapin hypnotisé, mais en faisant le premier pas.
Sans un bruit, elle se leva, mit une bûche dans le feu, souffla prudemment jusqu’aux premières flammèches. Elle se faufila à l’extérieur et assouvit de naturels et matinaux besoins derrière la cabane. Le gel nocturne avait recouvert d’un manteau blanc et cristallin les champs et bois des alentours, baignés de soleil. Elle se sentit légère, le temps d’un frisson.
Elle s’appuya contre le mur de bois réchauffé par les rayons matinaux. Jusqu’à l’avant-veille, sa quête lui avait paru claire ; tirer la meilleure histoire possible de cette incroyable pagaille. Elle fit le point. Quelle nouveauté souhaitait-elle maintenant découvrir ? Une seule, au fond : que tout soit fini. Que tout redevienne comme auparavant.
Elle aurait volontiers souhaité diffuser cette bonne nouvelle. Encore fallait-il réunir les éléments nécessaires. Peut-être n’était-ce plus le moment de parler de ce que faisaient les autres, mais d’agir par soi-même. C’est ce qu’avait fait Manzano en découvrant les codes infectant les compteurs électriques italiens.
Sa langue pâteuse et les grondements de son estomac lui rappelèrent que la première chose qu’elle devrait faire serait de se remplir la panse. Elle n’avait rien mangé depuis la veille au matin, dans le bureau de Hartlandt, et n’avait bu que quelques lampées à un proche ruisseau. C’était pire encore pour son compagnon ; il n’avait même pas eu la chance de goûter à l’en-cas du policier.
Elle retourna dans la cabane.
Manzano ouvrit les yeux. Ils brillaient.
« Bonjour, dit-elle doucement. Comment te sens-tu aujourd’hui ? »
Il referma les paupières, toussota.
Elle posa sa main sur son front. Il était brûlant. Ce n’était peut-être qu’à cause des flammes, dont il était presque trop proche.
Il marmonna quelque chose.
« Nous devons te trouver un médecin, affirma-t-elle. La première chose à faire. »
La Haye
Marie Bollard se fraya un chemin jusqu’à l’un des vendeurs qui s’étaient postés autour de la place. Il proposait du chou-rave, des betteraves et des pommes talées. Elle sortit la montre que ses parents lui avaient offerte pour le baccalauréat — elle conservait encore, en dernier recours, deux bagues en or et une chaîne. Ses dernières réserves. Elle tendit au vendeur l’une des bagues.
« De l’or véritable, cria-t-elle. Ça vaut quatre cents euros. Qu’est-ce que j’en obtiens ? »
Mais c’est quelqu’un d’autre qui retint l’attention de l’homme, quelqu’un qui proposait de payer en espèces sonnantes et trébuchantes. Elle cria encore et encore, jusqu’à décrocher un regard fugace.
« Et comment je sais que c’est pas du toc ? » demanda-t-il.
Avant même qu’elle puisse répondre, il prit l’argent d’une autre personne à qui il tendit en retour deux sacs pleins.
Épuisée, Marie Bollard s’extirpa de l’épaisse foule. Elle n’avait pas le droit d’abandonner si vite. Il y avait au moins trente vendeurs, qui avaient pris possession de la place. Entre eux, déambulaient, hagards, des gens affamés, comme sur un marché aux puces un jour gris d’automne, mais plus agités, plus agressifs. Au centre se tenait un homme à la longue barbe, ne portant qu’un drap blanc autour de la taille, un mélange de gourou et de Jésus-Christ. Les bras levés, il ne cessait de répéter : « La fin est proche ! Repentez-vous ! »
Et dire qu’on trouvait ce genre de types. Par ce froid ! Partout des disputes, des cris de colère. À l’une des extrémités du marché, une foule s’était rassemblée, pendue aux lèvres d’un prédicateur au verbe haut.
Elle se débattit devant chaque stand devant lequel elle passait, jusqu’à en découvrir un où, semblait-il, on semblait ne rien vendre. L’établi était plus petit que les autres mais protégé par six hommes à la forte stature, aux cous de taureau et aux visages peu avenants. Marie s’y dirigea. Au moyen d’une loupe qu’il tenait collée à son œil droit, un usurier examinait des bijoux.
« Deux cents ! lança-t-il à la femme qui lui faisait face.
— Mais ça vaut au moins huit cents ! cria-t-elle.
— Alors vendez-le à un autre, qui vous en donnera huit cents », rétorqua-t-il en lui rendant sa broche.
La femme hésita à la récupérer, la prit finalement et la serra dans son poing. L’homme prit le bijou du client suivant. La femme hésitait encore, mais fut finalement repoussée par les autres.
Marie Bollard tripotait les bijoux dans sa poche de manteau. Elle se mordit les lèvres avant de faire volte-face.
Décontenancée, elle se tenait là, dans la pagaille et la cohue. Elle n’était pas encore prête pour ce genre de commerce d’usure. La foule autour de l’orateur s’était agrandie, jusqu’à occuper la moitié de la place. Ils hurlaient en chœur ce que Marie Bollard ne comprit qu’après quelques répétitions.
« À manger ! À boire ! Le peuple est dans la rue ! »
Entre Cologne et Düren
Shannon entendit les bruits de moteur avant d’apercevoir le véhicule. Apparut alors un camion sur sa gauche.
« Espérons que ce n’est ni l’armée ni la police, marmonna Manzano. S’ils ont notre signalement…
— D’après la couleur, je ne crois pas, rassura Shannon. On essaye. » Et il était trop tard pour se cacher.
Elle tendit son bras, le pouce en l’air.
Elle distingua deux personnes dans la cabine. Le camion s’arrêta à leur côté. À travers la vitre ouverte, un homme jeune aux cheveux courts et portant une barbe de plusieurs jours les regarda. Il posa une question que l’Américaine ne comprit pas. Ils durent demander à leur interlocuteur s’ils parlaient anglais. L’inconnu acquiesça, non sans les dévisager curieusement. Il finit par ouvrir la portière et leur tendre la main. Shannon aida d’abord Manzano à grimper, puis embarqua à son tour.
Au volant, un homme plus âgé, bedonnant, lui aussi affichant une barbe de plusieurs jours.
« Voici Carsten, fit le plus jeune. Et moi, c’est Eberhart. »
Il faisait chaud à bord. Derrière les sièges des deux hommes se trouvait une banquette suffisamment grande pour accueillir les deux naufragés et leurs maigres effets.
Une fois qu’ils eurent attaché leurs ceintures, le chauffeur passa une vitesse et le poids lourd se mit péniblement en route. Manzano, affalé contre la paroi de l’habitacle, ferma les yeux.
« Nous sommes reporters, indiqua Shannon. Au cours de nos investigations, notre voiture est tombée en panne sèche…
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