« Un petit paquet, tenta Shannon. Pour mon collègue et moi-même. Vous voyez bien dans quel état il est. »
Eberhart jeta un coup d’œil à l’Italien, incapable de la moindre réaction.
Shannon fouilla dans sa poche.
« J’ai cinquante euros. Ça suffit pour payer un paquet, non ? C’est même beaucoup !
— Cent », surenchérit le chauffeur en prenant le billet.
Il regardait la route comme si rien ne s’était passé. Pendant une longue minute au cours de laquelle il sembla à Shannon que sa bile se répandait dans tout son ventre, il y eut un silence.
Puis, soudain, Shannon de lâcher : « Soixante.
— Maintenant, c’est cent vingt. »
Shannon jura intérieurement. Si ça continuait, il allait la débarquer.
« Quatre-vingts.
— J’ai pris un solide petit-déjeuner ce matin. Le regard d’Eberhart, imperturbable, fixait la route. Et, sous peu, je vais emporter chez moi tout ce qu’il faut pour faire un copieux déjeuner. Si vous en voulez un aussi, ce sera cent cinquante euros.
— Mais je n’ai pas assez !
— Quand on n’a pas d’argent pour marchander, alors on le fait pas. »
Fuck ! Son of a whore !
« O.K. Cent. Plus, c’est pas possible. »
Shannon sentit des larmes de colère lui monter aux yeux.
Eberhart adressa un signe à son compère. Le camion ralentit puis s’arrêta.
Le chauffeur, s’étant tourné vers Shannon, lui tendait une main ouverte.
« D’abord la bouffe », fit Shannon.
Il descendit et revint avec un paquet.
La mâchoire crispée, la journaliste le troqua contre le second billet de cinquante.
Elle arracha l’emballage, trouva une miche de pain sous blister, deux boîtes de conserve avec des petits pois et du maïs, une bouteille d’eau minérale, un tube de lait concentré, un paquet de farine, un second de pâtes. Génial ! Elle avait filé cent euros pour de la farine et des pâtes dont elle ne pourrait rien faire sans gaz ni feu. Elle déballa fébrilement le pain de son emballage, en rompit un bout qu’elle tendit à Manzano, en prit une bouchée qu’elle avala goulûment. À ses côtés, l’Italien mangeait avec le même appétit — il étala du lait concentré sur son pain.
Eberhart et Carsten riaient de quelque chose.
Shannon n’en avait cure.
Ratingen
Sa collaboratrice était au radiotéléphone. En voyant Hartlandt, elle mit fin à sa discussion et raccrocha. « C’était Berlin. Je viens de leur envoyer quelque chose qu’ils doivent transmettre à Europol et aux autres. Regardez. »
Elle ouvrit un fichier image sur son ordinateur.
« Il s’agit de données extraites des vieux disques durs et ordinateurs que nous avons trouvés chez Dragenau. Soit il n’était pas bien prudent, soit il lui était égal qu’on trouve quelque chose. »
Une photo de groupe rassemblait au moins soixante personnes de toutes nationalités ; elle avait été prise dans un décor urbain inconnu de Hartlandt. Identifier les visages n’était pas chose aisée.
« Shanghai 2005 », affichait le titre du fichier.
« En 2005, Dragenau a participé à une conférence à Shanghai consacrée à la sécurité en matière d’IT. Cette photo a dû être prise au cours de cette conférence. Ici, on voit Dragenau. Et là, derrière, il y a quelqu’un que nous connaissons sans doute aussi. »
Elle zooma sur l’image jusqu’à ce que le visage de l’inconnu soit reconnaissable. Un homme jeune, bien mis, au teint doré et aux cheveux noirs souriait à l’objectif.
« Une sacrée ressemblance avec… » Elle ouvrit une seconde image.
Hartlandt reconnut l’un des portraits-robots des présumés saboteurs de compteurs communicants en Italie.
Elle plaça un fichier du portrait-robot à côté du visage sur la photo où apparaissait Dragenau.
« Il y a cinq ans entre ses deux images. Les cheveux sont plus courts, mais sinon…
— Berlin, Europol, Interpol et tous les autres viennent d’en être informés. Reste à savoir qui c’est et si on a des infos à son sujet. »
« Et tous les autres » renvoyait aux services secrets et de renseignement des États concernés afin qu’ils puissent mener les recherches nécessaires.
Central opérations
Ils ont donc mis la main sur le cadavre de l’Allemand à Bali. Leurs investigations chez Talaefer n’en seront que plus confuses. Dorénavant, ils pourront chercher longtemps. Personne ne peut passer au peigne fin des millions de lignes de programme en quelques jours, quand bien même ils y affecteraient la police criminelle dans son ensemble. Ils n’ont même pas été en mesure d’arrêter un seul hacker.
Leurs discussions internes à propos de la situation à Saint-Laurent, d’autres centrales nucléaires ou à propos de différentes usines chimiques de chaque côté de l’Atlantique se sont épuisées. Ils n’ont certainement pas inspecté les systèmes IT de ces équipements. La responsabilité de tous ces incidents, de ces accidents, incombe uniquement aux exploitants et à leurs manques de mesures de sécurité. Il faudra que ceux qui sont aux responsabilités acceptent cet état de fait. Les populations concernées ne laisseront pas plus longtemps les politiques leur mentir et les mener en bateau, lorsque tout sera fini. Sitôt qu’ils se seront habitués à la nouvelle donne, ils désigneront des responsables. Et commenceront réellement à changer les choses.
Orléans
Face au miroir crasseux, Annette Doreuil mettait de l’ordre dans sa coiffure. Elle retint son souffle lorsque sortit des toilettes un énième relent putride. Elle continua plus rapidement encore à passer ses doigts dans ses cheveux jusqu’à en recueillir une mèche. Elle en oublia la puanteur du lieu, et, prise d’effroi, reprit sa respiration. Irritée, elle se débarrassa de cette mèche dans le lavabo. De nouveau, elle passa ses doigts dans sa chevelure, plus prudemment, cette fois-ci. Elle en détacha encore des mèches. On ne cesse de perdre ses cheveux, se rassura-t-elle. Ça a été ainsi toute ma vie. Ils repoussent ensuite. En même temps lui revint en mémoire un film qu’elle avait vu dans les années 1980 contre l’utilisation des armes nucléaires. Les protagonistes principaux, quelques jours seulement après avoir été irradiés par l’explosion de la bombe, commençaient à perdre leurs cheveux. Quelques semaines plus tard, ils mouraient dans d’atroces souffrances. Son visage devint brûlant.
À sa gauche, une femme de son âge faisait sa toilette à l’aide d’un gant, à sa droite, une jeune maman baignait son nourrisson dans un lavabo répugnant.
En tremblant, Annette Doreuil passa une nouvelle fois sa main dans ses cheveux. Aucun ne resta accroché à ses doigts. À vrai dire, elle n’avait pas osé tirer dessus. Elle quitta précipitamment les sanitaires communs, dont le sol carrelé était si nauséabond qu’elle trouvait infect de s’y aventurer, même en chaussures.
Dans le large couloir qui ceinturait le palais des sports, l’air était froid et lourd, quelques néons épars diffusaient une lumière vacillante. Toute la journée, l’endroit, habituellement dédié aux sportifs et à leurs supporters, était rempli d’un vacarme de chuchotements, de causeries, de ronflements, de pleurs et de plaintes. Pour l’heure, le brouhaha gagnait le couloir.
Doreuil se rendit à la zone d’accueil, où des préposés indiquaient aux nouveaux venus où s’installer, distribuaient des vivres et des couvertures, et répondaient à leurs questions. Un homme en uniforme, probablement de l’âge de sa fille, triait des boîtes de conserve.
« Excusez-moi », l’interpella Annette Doreuil.
Il interrompit son travail et se tourna vers elle, la mine affable.
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