— Dans la rue devant la gare, on distribue de la soupe. Mais pas tous les jours. »
Une heure plus tard, Lauren et Piero étaient assis dans une salle chauffée par un poêle à charbon. Au cours de la distribution de soupe, elle n’avait parlé à personne. Ils reçurent chacun deux grosses louches dans une écuelle en fer-blanc, avant de les boire avec appétit, gorgée après gorgée, au milieu des autres, tassés sur de longues planches soutenues par des tréteaux. On ne leur avait pas donné de cuillères.
Qui avait avalé sa soupe était prié de laisser sa place au suivant ; pourtant, on prenait exagérément son temps pour profiter au maximum de la chaleur de l’endroit, tandis que les nouveaux venus, écuelles pleines, allaient et venaient entre les bancs. Lauren et Piero ne se hâtèrent pas pour autant. Le froid de la nuit passée ne quittait pas leurs membres si rapidement.
Cependant, après plusieurs exhortations, ils se retrouvèrent de nouveau sur le trottoir. « On a des choses plus importantes à faire. Retournons à la gare. »
Une fois arrivés, l’Italien fit le tour des quais avant de se décider pour une direction précise, en tirant Shannon derrière lui. Deux cents mètres plus loin, ils passèrent sous un pont derrière lequel les voies se multipliaient. Deux d’entre elles disparaissaient dans des bâtiments, les autres, après quelques centaines de mètres, se rejoignaient de nouveau. On trouvait dans la zone de triage des dizaines d’attelages différents, de simples locomotives, des éléments de trains régionaux ou de marchandises, jusqu’à des machines étranges, destinées à intervenir sur les voies. L’une d’elle avait l’air d’un camion jaune trop court, capable de rouler sur des rails au moyen d’un châssis adapté.
Manzano escalada le marchepied et tenta d’ouvrir la porte de la cabine. Quelques secondes plus tard, il était assis aux commandes, à inspecter l’habitacle.
Shannon l’observait depuis l’extérieur, l’air sceptique.
« Ce truc n’a pas besoin de courant ?
— Non. C’est du diesel.
— Si le réservoir n’est pas vide… »
Manzano ôta un panneau au centre du tableau de bord, découvrant une pelote de câbles. Il examina ce fouillis, en déconnecta quelques-uns, en raccorda d’autres, et, soudain, le moteur se mit à vrombir.
« Qu’attends-tu ? Monte ! lança-t-il. Regarde donc s’il y a quelque chose qui ressemble à un plan.
— Il n’y a pas de GPS ? » demanda-t-elle en embarquant. Elle s’assit à la place du passager, fouilla dans une sorte de vide-poches géant jusqu’à mettre la main sur un épais volume, plein de plans et de cartes.
« Je l’ai ! »
Manzano tenta de faire avancer l’engin. Il démarra, dans un soubresaut.
La journaliste, qui parcourait le guide, trouva une double page où apparaissaient, entre de nombreuses lignes et rayures, Bruxelles et Aix-la-Chapelle.
« Maintenant, plus qu’à trouver ce que ça signifie…
— Tu es le GPS, je suis le chauffeur ! lança Manzano en accélérant pour rouler au pas.
— Depuis quand un homme fait-il confiance à une femme en matière d’orientation ?
— Depuis qu’il ne conduit pas de voiture mais un… enfin une… Bref ! Dis-moi où on va ! »
Berlin
Rosinenbombers , « bombardiers de raisins secs », c’est ainsi que sa mère et tous les autres Berlinois avaient nommé les aéronefs américains qui, après la seconde guerre mondiale, approvisionnaient en vivres le secteur ouest de Berlin. Michelsen se demanda si, de nos jours, les jeunes connaissaient encore la signification de ce terme. Pour l’heure, comme plus de soixante ans en arrière, des appareils atterrissaient à l’aéroport de Tegel ; comme autrefois, c’étaient des ravitailleurs militaires, russes en l’occurrence, qui délivraient l’aide alimentaire.
Les avions civils, cloués au sol depuis le début du black-out, avaient été remisés à l’écart pour être remplacés par une immense cohorte de colosses des airs ventrus, à la robe vert foncé, arborant les armes de la Fédération de Russie. Entre eux s’affairaient une multitude d’hommes aux uniformes divers. Michelsen leva les yeux au ciel et vit la chaîne lumineuse formée par les escadrilles qui arrivaient et repartaient.
Berlin n’était pas la seule destination. Le même spectacle se déroulait à Stockholm, Copenhague, Francfort, Paris, Londres et dans tous les aéroports de l’Europe centrale et du Nord, tandis que les zones plus méridionales étaient ravitaillées par des ponts aériens depuis la Turquie et l’Égypte principalement. Parallèlement, d’immenses convois routiers et ferroviaires apportaient le reste de l’aide depuis la Russie, les États du Caucase, la Turquie et l’Afrique du Nord.
« Ça a tout l’air d’une invasion », grommela le ministre des Affaires étrangères.
L’OTAN n’avait pas encore tranché pour ce qui était de l’aide en provenance de la Chine. Aux yeux de nombreux représentants, en effet, il semblait de plus en plus manifeste que cet empire offrait l’asile aux responsables du cataclysme. Tant que ce soupçon ne serait pas levé, ils ne voulaient en aucun cas tolérer les soldats chinois, ni leur aide, à l’intérieur de leurs frontières.
« Allons saluer le général », dit Michelsen.
Entre Liège et Bruxelles
Même s’ils n’avaient pas encore dépassé les 70 km/h afin de ne manquer aucun aiguillage ni panneau de signalisation, ils avançaient, cahin-caha.
« Qu’est-ce que c’est que cette lumière ? »
Derrière eux, ils virent une minuscule lueur trembloter.
« J’en sais rien… Elle devient plus vive et plus grande, dit Shannon.
— Elle devient même très rapidement plus vive et plus grande, se reprit-elle. Sur les voies. C’est un train. Et il trace.
— Sur notre voie ?
— J’en sais rien.
— C’est un train, répéta Shannon, saisie de nervosité. Elle pouvait même apercevoir la motrice. S’il est sur notre voie, il va nous défoncer ! Accélère ! Allez, accélère ! »
Manzano, à son tour, prit conscience du danger. Leur lorry automoteur accéléra. Le train qui les suivait n’était peut-être plus distant que d’une centaine de mètres.
« Plus vite ! » s’écria Shannon. Elle ressentit l’accélération. Elle remarqua enfin que le train roulait sur l’autre voie ; lorsqu’il les doubla, ils comptèrent des dizaines de wagons, sur les toits desquels était assise une foule bigarrée.
« Comme en Inde, releva Manzano. Sauf qu’ici, ils se les gèlent. »
Berlin
« Oh ! Mon Dieu ! s’exclama Michelsen.
— Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? demanda le chancelier dont le visage était blanc comme un linge.
— Manifestement, un accident », expliqua le secrétaire d’État à l’Environnement, l’Écologie et la Sûreté nucléaire. À l’écran on voyait des photos de squelettes de camions carbonisés, dispersés sur l’autoroute et les terrains alentour. Certaines des personnes présentes semblaient épouvantées, d’autres hochaient la tête de stupéfaction.
« Nous ignorons ce qui s’est passé, expliqua le secrétaire d’État. Les investigations sont encore en cours. Les trois camions-citernes tractaient des remorques, et étaient escortés par deux voitures, l’une devant, l’autre derrière, emmenant chacune dix soldats. »
Il montra deux des carcasses noircies dans les champs.
« Il n’y a aucun survivant.
— Un accident ou une attaque ? demanda le chancelier.
— Pour l’heure, impossible de le dire. Une chose est sûre, une dizaine d’heures s’est écoulée entre le moment où la centrale de Philippsburg s’est inquiétée de ne pas avoir de nouvelles du convoi et celui où l’accident a été signalé.
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