Shannon jaugea Manzano, depuis la cicatrice de son front jusqu’à la saleté de ses chaussures. Il avait l’air d’un clochard. Un regard sur elle-même lui rappela qu’elle n’était pas mieux lotie.
« Oui, fit Manzano. Nous avons tout à fait l’air de visiteurs qu’on accueille à bras ouverts. Et je ne te parle pas de l’odeur ! »
Ils n’avaient pas encore poussé la porte qu’un vigile leur faisait déjà face.
« C’est réservé au personnel, annonça-t-il en français.
— Ça tombe bien, répondit l’Italien en anglais, sûr de lui. Il tenta de se faufiler, en vain, l’homme lui ayant barré la route de son bras tendu.
— Votre carte, exigea-t-il, en anglais à son tour.
— Accompagnez-moi à l’accueil, le pria Manzano. Je suis un collaborateur extérieur du Monitoring and Information Centre. Demandez Sonja Angström, elle travaille ici. Si vous ne me laissez pas passer, vous aurez vraiment des ennuis, je peux vous l’assurer. »
L’homme hésita.
« Suivez-moi. »
Angström sortit de l’ascenseur et regarda dans le hall. Ce n’est qu’au second coup d’œil qu’elle reconnut Piero Manzano. À ses côtés, une jeune femme aux cheveux broussailleux, qui devait être fort belle en d’autres circonstances. En se rapprochant, Angström se souvint également de son visage.
« Piero ! Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que t’as fait ? Elle recula d’un pas. Et cette odeur !
— Je sais. Une longue histoire. Je te présente Lauren Shannon, une journaliste américaine.
— Oh ! Je la connais. C’est la première à avoir fait un reportage sur l’attaque contre les réseaux électriques. Je sais maintenant d’où vous tenez tout ça, dit-elle à l’Américaine. Piero, toi, ici…
— Nous nous sommes rencontrés à La Haye, raconta l’Italien. Par l’intermédiaire de François Bollard. Tu te rappelles de lui ? Une longue histoire, une de plus. »
Malgré elle, Angström se demanda si son ami avait vécu davantage que de « longues histoires » avec la journaliste.
« Que faites-vous à Bruxelles ? Une nouvelle histoire ? Ou tu es là pour Europol ?
— J’ai une piste éventuelle qui pourrait nous mener aux responsables, répondit Manzano.
— Le monde entier se demande qui ils sont, et toi tu le saurais ?
— C’est pas ce que j’ai dit. Mais j’ai une piste. J’ai déjà eu du flair. »
Elle acquiesça.
— Mais il me faut du courant et une connexion Internet. Je me disais que je pourrais trouver ça chez vous. »
Angström eut un rire de nerveux. « Qu’importe. C’est un vrai bordel ici. D’un signe de tête, elle l’invita à la suivre. Je risque mon poste. Mais d’abord, il faut vous annoncer et vous doucher.
— C’est tout ce dont je rêve.
— On a des salles de bain. Nous y allons d’abord. Vous avez des habits propres ?
— Moi oui, fit Lauren.
— Pas moi, fit Piero.
— J’ai peut-être quelque chose », conclut la fonctionnaire.
Ils étaient au guichet d’accueil.
« Deux badges visiteurs, s’il vous plaît », demanda la Suédoise au préposé incommodé par l’odeur.
Ratingen
« On les a, expliquait l’interlocuteur de Berlin par le radiotéléphone. L’équipe de surveillance d’un poste électrique haute tension les a découverts après qu’ils ont allumé un feu.
— Où ?
— Dans les environs de Schweinfurt. »
Schweinfurt. Hartlandt n’essaya même pas de deviner si c’était loin. Il regarda sur la carte d’Allemagne de son ordinateur. Trois cents kilomètres au sud-est de Ratingen.
« Ils ont surpris ces types ?
— Ils ont demandé un hélicoptère. Il est en route et va continuer la surveillance à une altitude de sécurité. Le GSG-9, la police des frontières groupe 9, est déjà informé.
— Je dois y aller.
— L’hélicoptère va atterrir sur le parking de Talaefer dans une vingtaine de minutes. »
Bruxelles
Deux minutes, pas plus, c’était interdit, précisa Angström. Jamais encore il n’avait autant apprécié une douche. Lorsqu’il en sortit, une serviette nouée autour des hanches, la Suédoise l’attendait avec un paquet de vêtements.
« Chemise et pantalon. Ça vient d’un collègue qui les avait dans son armoire, au cas où, mais qui a disparu depuis des jours. Un peu court peut-être, mais c’est mieux que rien.
— Qu’est-ce que tu t’es fait, là ? s’enquit-elle en désignant les points de suture sur sa cuisse.
— Une mauvaise chute.
— Ça a l’air moche.
— C’est moche, et ça fait mal. Et comment tu t’en sors, toi ? questionna-t-il pour changer de sujet, tout en s’habillant.
— Je vis plus ou moins là, répondit-elle, haussant les épaules. Je ne rentre chez moi que pour dormir. Et encore. Pas toujours. Les lignes de bus pour la Commission ne fonctionnent pas très bien. À vélo, ça me prend une heure et demie. C’est bien trop long. Enfin, ça permet d’avoir chaud, et ça me fait faire le sport que j’aurais dû faire au ski.
— T’as des nouvelles de tes copines et du vieux Bondoni ?
— Plus depuis qu’on est partis, répondit-elle, attristée. »
Ils tombèrent sur Shannon, devant les salles de douche.
« Je ne repars plus jamais d’ici, soupira la journaliste, non sans plaisir. Elle portait un jean propre et un pull-over.
— Si, rétorqua Angström. Avec nous, pour aller au MIC. »
Manzano s’en était forgé une représentation spectaculaire.
La Suédoise les conduisit dans un étroit bureau du sixième étage.
« C’est une petite salle de réunion. Nous avons un WiFi pour les invités.
— Impossible pour moi… Il lui montra son portable. J’ai plus de batterie. Il me faut un chargeur. T’en as un ? »
Angström regarda la connexion de son ordinateur. Puis elle ouvrit un placard. « Il y a deux ordinateurs portables. C’est O.K. ? »
Manzano prit celui des chargeurs qui correspondait.
« Si quelqu’un vous pose des questions, vous me l’envoyez.
— On dira qu’on est de l’informatique. Vous êtes des milliers à bosser là, ça m’étonnerait que tout le monde se connaisse.
— Exact. Je suis à deux bureaux d’ici, à gauche. Je passerai de temps en temps. »
Elle quitta la pièce et en referma la porte.
Piero s’effondra dans l’un des fauteuils et alluma son ordinateur.
Lauren s’assit face à lui.
« Lorsque je pense que des millions de gens sont dans l’état où nous étions la nuit dernière, dit-elle en regardant, pensive, par la fenêtre, je ne serais pas étonnée que tout dégénère bientôt…
— C’est déjà pas loin d’être le cas. Mais la plupart d’entre eux ne cherchent qu’à survivre. Ils n’ont ni le temps ni l’énergie pour tout casser. »
Manzano sursauta lorsque la porte s’ouvrit.
Angström entra avec un plateau.
« Du café chaud et des bricoles à manger. À vous voir, ça peut vous être utile. »
L’Italien prit sur lui pour ne pas tout engloutir.
« Merci.
— S’il y a quoi que ce soit, c’est deux bureaux plus loin, hein ? Ma ligne directe, c’est le 49 27. À plus tard, dit-elle avant de refermer la porte.
— Il manquerait plus qu’elle te donne la taille de ses seins, se moqua Shannon, hilare. Tu lui plais, dis-donc. »
Il rougit.
Elle partit d’un grand rire.
« Et elle te plaît !
— Arrête donc, on a du pain sur la planche.
— Tu as du pain sur la planche, gloussa Shannon en déglutissant. Moi, je n’ai rien à faire. Juste boire du café, et manger… Elle rapprocha sa chaise de la sienne. Et te regarder bosser. »
Quelqu’un frappa à la porte, et, avant même qu’ils ne puissent dire un mot, elle était ouverte.
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