« Sans aucun doute, quelqu’un qui aura voulu chauffer son salon avec un feu de camp », entendit-elle derrière elle. Elle sursauta. Elle n’avait pas remarqué que Manzano s’était levé.
« Nous avons beau jeu, dans notre chambre d’hôtel chauffée, répondit-elle. Le quatrième jour sans courant ni chauffage commence. Les gens sont désespérés… »
Elle fit un zoom. À une fenêtre du quatrième étage, d’où s’échappait une épaisse fumée, elle aperçut un mouvement.
« Mon Dieu… »
Une ombre faisait des signes, agrippa l’encadrement de la fenêtre, sortit sur le rebord. Une femme dans un pyjama encrassé par la suie, les cheveux en bataille sur le visage. Dans l’ouverture sombre apparut quelqu’un d’autre. Plus petit.
« Il y a encore quelqu’un, balbutia-t-elle sans bouger la caméra. Un enfant… »
La femme avait pris son enfant sur un bras ; debout sur le rebord, se retenant à l’encadrement de sa main libre, elle se penchait autant que possible avec le petit pour échapper aux fumées toxiques.
« Ils ne peuvent les atteindre avec l’échelle », chuchota Manzano.
Des flammes sortirent de la fenêtre. La femme lâcha prise, chancela, perdit l’équilibre.
Nanteuil
Annette Doreuil ouvrit les yeux et regarda dans l’obscurité. L’odeur de la chambre avait changé. Il lui revint que l’endroit où elle se réveillait était l’une des chambres d’hôtes des Bollard. En hiver, ils n’avaient pas de clients. Hormis eux, les Doreuil, les parents de la belle-fille des Bollard.
La situation insupportable due à la coupure de courant, les mises en garde énigmatiques de leur fils, le départ précipité de Paris avaient rendu agitée leur première nuit à la campagne. Puis, hier soir, les informations. Ce n’était même plus la peine de songer à dormir. Grâce à son vieux téléphone fixe, Bollard avait essayé d’appeler son fils, en vain. Paniqués, ils avaient discuté des heures durant du sens de ces informations, jusqu’à ce que la fatigue les emporte. Annette Doreuil n’avait cessé de bouger durant son sommeil, tandis que lui parvenait la respiration régulière et profonde de son époux. Comme maintenant, entrecoupée parfois de petits et courts ronflements auxquels elle s’était habituée et qui ne la dérangeaient plus depuis des lustres.
Cependant, un autre son résonnait à ses oreilles. Comme une voix traînante. Très loin. Elle tendit l’oreille. Le chant monotone, dont elle ne comprenait aucun mot, se fit plus fort, sembla se rapprocher. Puis le silence.
Quelques secondes plus tard, c’était de nouveau là. Plus fort, encore une fois, tout aussi incompréhensible. Elle se redressa et secoua son mari par l’épaule.
« Bertrand, réveille-toi ! Entends-tu ? »
Tiré sans ménagement de son sommeil, il grogna : « Qu’est-ce qu’il y a ?
— Là, écoute donc ! Dehors, on dit quelque chose. Au milieu de la nuit ! »
Les draps bruissèrent, son mari se redressait à son tour.
« Que se passe-t-il ? Il est quelle heure ?
— Quatre heures tout juste passé. Qu’est-ce qu’ils disent ? »
De nouveau, son époux grommela et passa sa main sur son visage.
Ils écoutèrent pendant un instant.
« Je ne comprends pas un traître mot », bougonna finalement Bertrand Doreuil. Sa femme entendit ses pas sur le sol, puis le couinement des fenêtres et des volets.
« …et attendez de plus amples informations », fit fortement la voix traînante.
Après une courte pause, on l’entendit de nouveau. Elle semblait s’éloigner.
« Restez chez vous et gardez vos fenêtres fermées. » La voix saccadée était toujours difficilement audible mais Annette Doreuil pouvait en comprendre le contenu. « Il n’y a aucun danger ni aucune raison d’être inquiets. Allumez une radio et attendez de plus amples informations. »
Son époux se retourna.
« Vient-il de dire…
— … que nous devons garder les fenêtres fermées.
— Et pourquoi ?
— Fais-le. »
Il s’exécuta.
Annette Doreuil, qui s’était levée, passa sa robe de chambre. Munie de la lampe de poche qu’elle gardait sur la table de nuit pour parer à toute éventualité, elle éclaira le passage qui menait hors de la chambre. Son époux la suivait. Dans le couloir, ils tombèrent sur leur hôte.
« As-tu entendu aussi ? demanda Annette Doreuil.
— Rester chez soi et garder les fenêtres fermées.
— Mais pourquoi ?
— Aucune idée. »
La Haye
« Passons tout en revue », dit Bollard. Il se tenait devant le grand mur de contrôle de la situation room improvisée.
« Commençons par l’Italie. Nous avons enquêté sur les locataires de chaque appartement où le code a été introduit dans les compteurs, puis d’où il s’est diffusé. »
Il désignait toute une série d’images d’appartements et de gens.
« On a accordé une attention toute particulière à ceux des derniers mois et années. Tous sont irréprochables et inconnus des services, si l’on met de côté un peu de fraude fiscale, ce qui ne compte pas en Italie pour un vrai crime. Quant aux soi-disant employés de la compagnie d’électricité, aucune trace jusqu’à présent. »
Il montra la photo d’un compteur électrique italien moderne.
« Entre-temps, nous en avons appris davantage sur ce qui s’était passé en Italie. Les techniciens d’Enel, la société nationale italienne d’électricité, ont examiné les protocoles d’accès à Internet de leur pare-feu et trouvé que, depuis presque dix-huit mois, des accès suspects avaient eu lieu sur les systèmes internes et les banques de données de l’entreprise. Les adresses IP des intrus proviennent d’Ukraine, de Malte et d’Afrique du Sud. De cette manière, ils sont probablement arrivés aux données d’accès des compteurs. En outre, les routeurs ont été reconfigurés de telle façon que les codes puissent se diffuser sur tout le réseau. L’attaque elle-même, comme nous le savons déjà, a eu lieu en plusieurs vagues.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, dit une collègue. Comment les assaillants peuvent-ils obtenir toutes les informations pour entrer dans le réseau d’Enel et manipuler les compteurs ?
— Pour des pros, c’est possible. Depuis des années, des inconnus s’introduisent dans tous les réseaux des infrastructures critiques. Certains pensent que ce sont des hackers, d’autres assurent que des États se cachent derrière tout ça, chinois, russe, même iranien ou nord-coréen. Et pour s’introduire dans les réseaux internes des compagnies d’électricité, il existe les possibilités les plus diverses. Depuis les sites Internet spécialement développés, à la visite desquels on attrape un cheval de Troie ou un ver, les clefs USB abandonnées trouvées par un collaborateur de l’entreprise, jusqu’aux mails les plus raffinés. Les faiblesses sont toujours humaines. Ce n’est pas pour rien que depuis longtemps les administrations et les entreprises interdisent l’utilisation de tels supports de données ou qu’elles n’autorisent la consultation que d’un nombre de sites restreint. Malheureusement, les hommes sont ce qu’ils sont et ils ne s’en tiennent pas toujours à ce qu’on leur préconise. Par ailleurs, des systèmes techniques d’une telle complexité doivent être séparés les uns des autres, y compris matériellement. Ils ne le sont pas entièrement dans bien des cas, parce que c’est difficilement faisable. C’est ainsi qu’ils récupèrent les données internes. Et en ce qui concerne les compteurs, c’est encore plus simple : on les trouve dans tous les foyers, et on peut en acheter des usagés sur eBay. On doit seulement les démonter, et on apprend alors bien des choses.
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