« Nous n’exigeons rien de plus des gens qu’un changement de paradigme. C’est d’abord dans les têtes qu’il doit avoir lieu. Sinon, la révolution énergétique va échouer. Et avec elle nos gains possibles sur le marché. Aucun être humain ne comprend aujourd’hui pourquoi il devrait se donner subitement du travail pour quelque chose qui, jusqu’alors, sortait naturellement du mur — et pourquoi il devrait en plus payer pour ça ! Ni l’industrie de l’énergie ni les autorités n’ont trouvé jusqu’à maintenant d’arguments vraiment attractifs. Ils connaissent nos produits. Ils connaissent nos présentations. Produisez-moi des arguments convaincants, travaillez sur les besoins réels des gens. Et, croyez-moi, cette liberté de choix et cette autogestion si appréciée, ce n’est pas un bon argument ; tout ça se termine en de longues attentes auprès des conseillers incompétents des centres d’appel. »
Wickley se tourna vers le mur.
« Et en ce qui concerne ces présentations… »
Le texte disparut. La pièce était dorénavant aussi noire que le monde extérieur.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? »
L’un de ses collaborateurs tripota la télécommande du projecteur. Un autre bondit et se rua sur l’interrupteur à côté de la porte. Sans succès. Wickley prit le combiné du téléphone sur la table et composa le numéro de sa secrétaire. Aucune tonalité. Il essaya de nouveau. Rien.
Il se précipita dans le couloir. Il y faisait plus sombre encore. Pas la moindre lumière. Il se hâta vers son bureau. Dans la salle d’attente, il reconnut la silhouette de sa secrétaire qui s’affairait nerveusement avec le téléphone.
« Rien ne va plus, fit-elle.
— Allumez donc des bougies ! »
Elle se tut.
« Nous n’en avons pas. »
Wickley réprima un juron. Le continent tout entier avait pris acte des événements, elle non.
« Alors trouvez m’en quelques-unes ! aboya-t-il avant de sortir. James ? »
Wickley reconnut la voix du directeur commercial.
« Je cherche Lueck, fit Wickley.
— On va t’aider. »
Dans le long couloir enténébré, il pouvait entendre des voix sans presque voir ceux qui parlaient.
« Où est Lueck ? hurla-t-il dans le noir.
— En bas ! répondit une voix masculine. Dans la cave, aux générateurs de secours. »
Wickley descendit. En chemin, il tomba sur d’autres collaborateurs.
« Quelqu’un a vu Lueck ?
— Depuis quelques minutes, je ne vois plus rien », répondit une voix de femme.
Cette insolence agaça Wickley, jusqu’à ce qu’il réalise que tout le monde ne pouvait pas le reconnaître à sa seule voix. En outre, il lui fallait bien admettre qu’il n’avait pas la moindre idée de l’emplacement des générateurs de secours. Sans compter qu’il ne savait plus à quel étage il se trouvait. Il se contenta de descendre encore, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’escaliers. Il toucha une porte derrière laquelle il faisait nuit noire.
« Lueck ? » hurla-t-il.
Pas de réponse. Il cria une fois de plus.
Le faisceau d’une lampe de poche sortait d’une porte au bout du couloir.
« Ici », entendit Wickley, qui se dirigea à grandes enjambées en direction de la porte.
Il trouva Lueck, chargé de la gestion de crise, dans une pièce allongée, angoissante, étroite, encombrée de machines, de câbles et de tuyaux qui semblaient s’animer à la lueur de la torche. Avec lui, deux hommes en tenue de travail affichant le logo Talaefer dans le dos.
Lueck était un homme fin et petit, dégarni et aux épaisses lunettes.
« Que se passe-t-il, bon Dieu ? » souffla Wickley, cherchant à se maîtriser.
Lueck éclaira une grande chaudière au fond de la pièce.
« Le générateur de secours est hors service », expliqua-t-il.
Wickley sentit la moutarde lui monter au nez.
« Nous sommes l’un des plus importants fournisseurs de l’industrie de l’énergie et nous n’avons même pas de courant ! Êtes-vous conscient que nous nous ridiculisons ? » Sa voix faisait écho parmi les constructions métalliques.
« L’alimentation électrique de secours est, était plutôt, prévue pour trois jours. Elle a probablement été en surcharge. De toutes les manières, il n’y avait presque plus de diesel, répondit Lueck. La mise en place d’une alimentation de secours qui marcherait plus longtemps a été suspendue il y a trois ans. Pour des raisons budgétaires, si je me souviens bien. »
Ce type osait le lui rappeler ! Malheureusement, Wickley ne se souvenait que trop bien de l’assemblée du comité au cours de laquelle ils avaient considéré que c’était du gaspillage que d’investir cinq millions d’euros dans un tel équipement. Seul le directeur en charge des questions de sécurité s’était prononcé pour. Il n’était plus dans l’entreprise. Sans quoi Wickley l’aurait engueulé pour ne pas s’être suffisamment engagé en faveur de ce projet. En fin de compte, c’était bien de sa responsabilité, en tant que cadre supérieur, d’imposer d’importants projets stratégiques, y compris contre l’avis de tous. Une bonne chose qu’ils se soient séparés de ce minable.
« Il nous faut des pièces de rechange et du diesel, fit Lueck. Pour l’instant, on n’a ni l’un ni l’autre.
— Alors trouvez-moi des groupes électrogènes mobiles !
— Ils sont déjà utilisés ailleurs, de même que les camions-citernes.
— Qui, s’il vous plaît, est censé avoir plus d’importance que l’une des plus grosses entreprises de la région, hein ? Qui ?
— Hôpitaux, hébergements d’urgence, services de secours, équipes techniques… » rétorqua Lueck avec un calme provocant.
Wickley haïssait Lueck, parce qu’il ne parvenait pas à lui faire de l’effet ni même à réfuter ses arguments rationnels.
Il réfléchit rapidement puis annonça, en direction des autres : « C’est fichu pour aujourd’hui. On continuera demain. Disons quatorze heures. Et vous, il s’adressait à Lueck, vous faites en sorte que tout remarche demain de bonne heure. Sinon, à l’avenir, vous n’aurez plus jamais à vous occuper de Talaefer. »
Berlin
C’était la quinzième tasse de café que buvait Michelsen aujourd’hui. La nuit passée, comme les précédentes, elle n’avait pour ainsi dire pas fermé l’œil. Depuis que le chancelier avait décrété l’état d’urgence la veille, elle pouvait à peine manger. Au sein de la situation room , et parce que les équipes avaient été agrandies, les collaborateurs se tassaient. Ils devaient faire appel à tous ceux qui étaient disponibles. Quelques-uns, en revanche, avaient disparu.
Michelsen passait le plus clair de son temps au téléphone avec des responsables des services de secours. L’air était rance et humide. Dans le brouhaha général, elle parvenait difficilement à entendre sa propre voix. Les équipes techniques et l’armée avaient commencé à mettre en place les hébergements d’urgence. Dans toutes les grandes villes allemandes, ils équipaient les gymnases, les palais des congrès et autres lieux publics réquisitionnés en matelas, lits de camps, couvertures, sanitaires mobiles, équipes médicales de base et denrées alimentaires. La police sillonnait les régions concernées à bord de voitures équipées de haut-parleurs et incitait les populations à rejoindre les camps. Priorité était donnée aux familles avec enfants, aux personnes malades et âgées. C’est surtout ces deuxième et troisième catégories que les fonctionnaires devaient trouver. De nombreux seniors isolés n’entendaient pas les haut-parleurs. Ou ils étaient trop faibles pour quitter leur domicile, après deux jours de froid, parfois sans eau ni nourriture, sans ascenseurs. Ceux qui n’avaient ni parents ni voisins pour s’occuper d’eux étaient recueillis par les policiers, qui allaient de porte en porte, les trouvaient et leur expliquaient ce qu’ils devaient faire, ou appelaient les secours pour qu’ils dépêchent une ambulance.
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