Pendant ce temps, les équipes techniques installaient dans tout le pays des groupes électrogènes pour les activités locales sensibles, telles les cabinets médicaux, les exploitations agricoles — il n’y en avait pas assez pour toutes, seulement pour les plus importantes. Les réserves de combustible de l’État furent distribuées ; nombreux étaient les hôpitaux sur le point d’arrêter leur activité parce que bientôt à court de diesel. Grâce aux réserves stratégiques avoisinant les vingt-cinq millions de tonnes, l’État disposait de suffisamment de pétrole brut et raffiné pour couvrir les besoins du pays pendant quatre-vingt-dix jours. Alors que le brut était entreposé dans des salines abandonnées en Basse-Saxe, le raffiné se trouvait dans des cuves en hauteur réparties sur l’ensemble du territoire. Ainsi, les camions pouvaient mettre à profit la gravité pour remplir leurs citernes, plutôt que d’avoir à pomper. Mais le problème des jours à venir n’était pas tant la quantité de carburant à disposition que les moyens — camions-citernes et chauffeurs — pour l’acheminer là où on en avait besoin.
Et il en allait de même dans le reste de l’Europe. Ce devait être pire encore pour les pays scandinaves. Tandis qu’en Allemagne les températures avoisinaient le zéro, il faisait moins dix-huit degrés à Stockholm. Les températures ne devenaient positives qu’au sud des Alpes.
Dans la centrale nucléaire de Saint-Laurent, les systèmes de refroidissement de secours étaient en partie ou totalement hors service — personne ne le savait vraiment. Fait jusqu’à présent dissimulé aux populations, l’Organisation atomique internationale à Vienne avait classé l’incident au niveau 2 de l’échelle INES. Cela signifiait que la centrale avait dû laisser échapper de la vapeur radioactive afin de faire chuter la pression dans le réacteur. Michelsen repoussa la sombre pensée qu’en cas de pénurie de diesel, de nombreuses centrales européennes auraient à faire face aux mêmes problèmes. Un scénario catastrophe.
La société des chemins de fer se démenait pour dégager les trains bloqués ; certains itinéraires indispensables au transport d’approvisionnement n’étaient pas encore libérés. Les postes d’aiguillage et les aiguillages eux-mêmes ne pouvaient être manœuvrés qu’à la main. Le transport de personnes avait été suspendu jusqu’à nouvel ordre. Même dans les endroits encore alimentés en courant, il y avait d’innombrables incidents et des retards importants.
Il subsistait tout de même une lueur d’espoir concernant l’ordre public. Malgré les événements catastrophiques, aucun accident grave n’avait été reporté. Ni pillage d’envergure ni augmentation flagrante de la criminalité n’étaient à déplorer. Peut-être n’était-ce dû qu’au fait que les moyens de communication rudimentaires ne permettaient pas de faire remonter toutes les informations.
Elle avait dû prendre note à ce sujet que les autorités ainsi que les services de secours dans 40 % du pays ne pouvaient pas communiquer entre eux ou avec le centre de crise fédéral, sinon de manière aléatoire.
Michelsen redoutait l’apparition du marché noir. Il anéantirait la confiance dans les services officiels.
« Bon Dieu ! » jura Torhüsen, du ministère de la Santé, à ses côtés. Elle le vit se redresser et regarder les écrans qui diffusaient les quelques chaînes émettant encore. Elle ne remarqua qu’à cet instant que la plupart des personnes présentes dans la salle avaient cessé de s’affairer. La pièce était beaucoup plus silencieuse. Quelqu’un haussa le volume.
« Là, regarde, dit Torhüsen, sur CNN. »
On voyait à l’écran une jeune femme aux cheveux bruns, parlant face à la caméra. L’incrustation la présentait comme Lauren Shannon, en direct de La Haye.
Sur le bandeau, en bas de l’écran, la même phrase tournait en boucle.
Coupure de courant dans toute l’Europe — attaque terroriste supposée. Italie et Suède confirment la manipulation de leurs réseaux électriques.
Michelsen sentit quelque chose s’effondrer en elle. Les populations apprenaient les causes de tous ces maux d’abord par une chaîne de télévision plutôt que par les autorités ou la chancellerie. Ainsi, les services officiels venaient-ils de perdre une large partie de leur crédibilité. Espérons que ça n’aura pas de conséquences néfastes dans les jours à venir, se dit-elle.
« Heureusement, plus personne ou presque ne peut allumer son poste, observa Torhüsen.
— Et cependant chaque citoyen de ce pays sera au courant avant minuit, répondit-elle sans détacher son regard de l’écran. Tu peux en être certain. Et je te laisse imaginer à quel point ce sera amplifié et déformé par le téléphone arabe lorsque ça arrivera aux oreilles de tous nos concitoyens. »
Dorénavant, il ne manquait plus qu’un reportage sur la centrale nucléaire française en panne, pensa-t-elle.
La Haye
« Je devrais mettre fin à votre contrat sur-le-champ », tonna Bollard. Shannon suivait la discussion sur le canapé de la chambre de Manzano.
« Je n’ai rien dit de mon travail ici, se justifia Manzano. Conformément à notre accord. C’est votre propre service de presse qui a confirmé les soupçons de Shannon.
— Après que vous lui avez parlé des codes des compteurs italiens, s’emporta le Français.
— Ça, je l’avais découvert avant notre coopération.
— La plupart des gouvernements et quelques compagnies d’électricité l’ont entre-temps confirmé, suite aux questions de votre copine. » Il désigna Shannon.
Apparaissaient à la télévision les images des reporters qui avaient repris l’histoire de Shannon. Depuis tard ce soir-là, presque chaque chaîne y consacrait une émission spéciale. Bollard soupira.
« Qu’est-ce que je fais de vous maintenant ?
— Vous me laissez coopérer. Ou vous me renvoyez chez moi. »
Bollard crispa les mâchoires.
« Au moins, c’en est fini de toutes ces cachotteries », se résigna-t-il.
« On a jeté un pavé dans la mare », commenta Manzano. Il pensa à Bondoni. Comment se portait-il, ainsi que les trois jeunes femmes, dans les montagnes ?
« Je suis fatigué, dit-il.
— Moi aussi.
— Prends la salle de bain en premier, pas de souci. »
Tandis que Shannon se préparait pour la nuit, Manzano, pensif, suivait les reportages à la télévision. L’Américaine revint en short et t-shirt. « Merci de me permettre de rester là. Et pour m’avoir tout raconté aujourd’hui.
— Pas de quoi. »
Il était encore un peu étonné qu’elle accepte aussi aisément de passer la nuit dans une chambre occupée par un inconnu. Elle pourrait quasiment être ma fille, songea-t-il. Et elle est belle.
Il alla dans la salle de bain. Fourbu, il se demanda combien de temps encore le groupe électrogène de l’hôtel allait pouvoir fournir électricité et douches chaudes.
Lorsqu’il revint dans la chambre, Shannon était déjà allongé de son côté du lit, sous la couette. Sa respiration était profonde et régulière. Sans un bruit, Manzano éteignit la télévision, s’allongea et sombra immédiatement dans un sommeil sans rêves.
La Haye
En nage, Shannon s’éveilla d’un cauchemar. Elle recouvra ses sens en respirant difficilement. Elle était dans cette chambre d’hôtel. Les murs brillaient de bleu et d’orange comme dans une discothèque. À ses côtés, une personne agitée bougeait dans le lit. L’Italien, bien sûr. Elle se leva, gagna la fenêtre et écarta un peu les rideaux.
Plus bas dans la rue brûlait une maison. Les flammes sortaient des fenêtres, du toit. Une fumée épaisse montait dans le ciel nocturne. Plusieurs véhicules de pompiers se trouvaient en travers de la route, deux échelles étaient déployées, d’où l’eau arrosait l’enfer. Les soldats du feu couraient en tous sens, évacuant les habitations voisines. Des gens en pyjama, couvertures sur les épaules. Shannon prit sa caméra sur le bureau et commença à filmer.
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