— Où puis-je prendre un billet ?
— Aujourd’hui, c’est moi qui les vends. Les bornes ne marchent plus. Que du liquide. Cinquante-six euros, s’il vous plaît. »
Shannon paya et chercha une place vacante. Dans une des rangées du fond, il en restait même deux. Elle fourra son sac marin dans l’espace dédié au-dessus des sièges, puis s’assit à côté de la fenêtre. Quelle idée stupide, se dit-elle. Mais pour l’heure elle se trouvait là. Et il faisait chaud dans le bus. Le chauffeur mit le contact. En tressautant, il se mit en marche.
Shannon plia sa doudoune et s’en servit de coussin, qu’elle cala contre la fenêtre.
Dehors, les ombres de la ville glissaient sur elle. Bientôt elles se firent plus faibles ; sous un ciel sans étoiles ni lune le paysage sombra dans une obscurité presque complète. Shannon regardait dans le noir, ne pensant à rien.
Berlin
« L’argent régit le monde, comme on dit », commença le secrétaire d’État Rhess.
Bien, pensa Michelsen. Balancer cette phrase au gouvernement. Elle ne l’aurait pas cru si courageux.
« La question est donc de savoir qui régit le monde lorsqu’il n’y a plus d’argent ? »
Elle se demandait avec intérêt comment il allait bien pouvoir s’en sortir.
« Notre collègue Torhüsen nous en a déjà parlé. Certes, le monde de la finance est préparé au mieux, relativement, à une coupure de courant. Les banques pourront poursuivre leurs affaires pendant quelques jours encore. Les clients pourront retirer de l’argent liquide aux guichets, mais plus à de nombreux distributeurs. L’approvisionnement des agences en petites coupures fonctionnera tant que les convoyeurs auront de l’essence. Au-delà de trois ou quatre jours, les dernières agences devront fermer. Regardez dans vos portefeuilles. Combien d’argent liquide avez-vous encore ? La rupture du circuit monétaire aura d’énormes conséquences sur l’économie. Les entreprises ne pourront plus payer les salaires, les marchandises ni les fournisseurs. Les bourses sont bien équipées, de même que la Banque centrale européenne et les organisations de clearing , par lesquelles s’effectuent les transactions financières. Ça signifie que les places européennes pourront ouvrir demain, et elles le feront. Il faudra compter avec un brutal effondrement des cours. Probablement, elles fermeront plus tôt. Dès que l’annonce d’une attaque ciblée sera connue à l’extérieur, les bourses du monde entier connaîtront un bain de sang. La valeur des entreprises allemandes chutera radicalement, de nombreuses seront victimes, dans les mois à venir, de tentatives de reprise par des groupes étrangers. Et je ne parle même pas des petites et moyennes entreprises, qui n’auront pas les moyens de survivre à de telles pertes. Même si, dans cette situation, il nous faut penser d’abord à l’approvisionnement d’urgence, il est important que nous ne perdions pas des yeux ces aspects à court et moyen termes. »
Michelsen réalisa que Rhess n’était pas revenu sur sa provocante entrée en matière, mais qu’il n’avait fait que noyer le poisson. Soit. C’est aussi une stratégie. Il s’agissait de toutes les manières de quelque chose de plus important.
« Nous avons déjà abordé les sujets les plus chauds, à l’exception de l’un d’entre eux : la communication entre nous et avec les populations. Malheureusement, la situation ne peut être décrite que comme catastrophique. Les réseaux téléphoniques fixes et mobiles ont, pour la majeure partie, cessé de fonctionner dans la nuit de vendredi à samedi. Par ailleurs, les réseaux de secours de l’administration ne fonctionnent pas aussi bien qu’on l’aurait souhaité. »
Michelsen releva des hochements de tête marquant l’incompréhension.
« D’ici que l’armée ait établi un réseau de campagne, il s’écoulera encore deux jours. Nous devons recourir aux services de radioamateurs, plus nombreux qu’on ne l’imagine, et dont les équipements sont relativement robustes. Mais eux aussi doivent faire face au problème suivant : leurs batteries seront bientôt déchargées. Les satellites sont surchargés. Nous allons mettre en place des horaires radioélectriques, de manière à pouvoir exploiter au mieux les capacités. »
Il observa une courte pause avant de poursuivre : « L’information des populations est pour l’heure extrêmement importante. Bien entendu, il y a des plans, des avertissements et des brochures dans lesquelles chacun peut lire ce qu’il convient de faire en cas de coupure de courant. Mais, la main sur le cœur, qui d’entre nous a regardé ce genre de choses alors même que c’est en lien avec notre champ de compétences ? Il y a même une brochure du ministère de l’Intérieur dans laquelle nous conseillons d’avoir à domicile une radio avec des batteries pleines. Mais qui d’entre vous possède ce genre de chose ? Et même, qui possède les batteries nécessaires ? Nous nous sommes habitués à un monde qui fonctionne avec la télévision, Internet et les téléphones portables. Quelques-uns d’entre vous n’ont même plus de téléphone fixe. D’ailleurs, les réseaux fixes, mobiles et Internet sont out . En résumé : les gens à l’extérieur doivent de plus en plus s’en tenir à des rumeurs et à des on-dit. Ça peut très rapidement produire une dynamique dangereuse. C’est la raison pour laquelle nous devons verrouiller la communication. Je propose de le faire par l’intermédiaire des services de secours. Services d’aide médicale d’urgence, pompiers, police et unités de secours technique disposent encore partiellement de réseaux de communication en état de marche. Quoi qu’il en soit, ces ressources sont très limitées, impossible de mettre en place une communication globale. Il faudra tout de même que ces services s’occupent de la communication, en plus de leurs tâches courantes.
— Y a-t-il des prévisions concernant une date à laquelle le courant sera rétabli dans tout le pays ? interrogea le chancelier. De nombreuses centrales sont en état de marche.
— Les gestionnaires de réseaux n’osent s’avancer à ce sujet, répondit Rhess. Par ailleurs, nous ignorons encore quels systèmes sont touchés. Il peut s’agir de quelques centrales, de réseaux de distribution ou de transport, nous n’en avons pas la moindre idée. Nous ne pouvons donc établir aucune prévision. Pour conclure, une bonne nouvelle tout de même. La coopération internationale fonctionne jusqu’à présent à merveille. Les processus bilatéraux prévus à l’intérieur de l’Union européenne marchent comme prévu. Grâce à cette coopération supranationale on pourra par exemple très rapidement dire s’il s’agit bien d’une manipulation volontaire des réseaux électriques et non d’une réaction en chaîne d’accidents malheureux. Je vous prie donc de bien vouloir soutenir cette coopération européenne de toutes vos forces. Même si, continua-t-il, nous sommes dans l’incapacité de recourir à des mesures d’urgence ou de les diriger. Ainsi, le ministère des Affaires étrangères a reçu les premières propositions d’aide internationale émanant de puissances étrangères, bien sûr sous la coordination de Bruxelles. Merci de nouveau pour votre attention.
— Aide internationale ? demanda le ministre-président du Brandebourg. D’où doit-elle venir ?
— Des États-Unis, de la Russie, de la Turquie en premier lieu.
— Avons-nous une idée de l’origine des responsables du sabotage, et de leurs fins ? demanda le ministre-président de la Hesse.
— Non, répondit le ministre de l’Intérieur. Les investigations battent leur plein.
— La question, commença le ministre de la Défense, étant de savoir pourquoi l’Europe exclusivement ? Qui y aurait intérêt ? Économiquement, ça n’apporterait rien à quiconque de porter préjudice à l’un des plus grands, des plus puissants marchés de la planète. Plus d’un demi-milliard de consommateurs achètent des marchandises en provenance de Russie, de Chine, du Japon, d’Inde et des États-Unis. Que l’Europe aille mal, alors les autres économies mondiales d’envergure en souffriront également. Et c’est la même chose pour une attaque militaire. Les relations diplomatiques avec les grandes nations sont bonnes, même s’il y a eu récemment, comme vous le savez, quelques tensions avec la Chine et la Russie. Bien sûr, nous restons en contact constant avec l’OTAN. Mais, pour l’heure, nous n’avons aucun indice relatif à des activités hostiles d’une quelconque nation.
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